………. 50 . Les Revenants. ……….
C e que c’est que d’habiter une maison historique! (1) M. Majesté n’est pas poète, oh! non; et pourtant, en regardant cette belle cour aristocratique, où la lune étend une
nappe de lumière bleue, ce vieux logis de grand seigneur qui a si bien l’air de dormir avec ses toits engourdis sous leur capuchon de neige, il lui passe par l’esprit des idées de l’autre
monde. « Hein? tout de même, si les Nesmond (2) revenaient? » A ce moment, un grand coup de sonnette retentit (3). Le portail s’ouvre à deux battants, si vite, si brusquement,
que le réverbère s’éteint; et pendant quelques minutes, il se fait là-bas, dans l’ombre de la porte, un bruit confus de frôlements, de chuchotements. On se dispute, on se presse pour entrer.
Voici des valets, beaucoup de valets (4), des carosses tout en glaces (5) miroitant au clair de lune, des chaises à porteurs (6) balancées entre deux torches qui s’avivent au courant d’air
du portail (7). En rien de temps la cour est encombrée Mais, au pied du perron, la confusion cesse. Des gens descendent des voitures, se saluent, entrent en causant comme s’ils connaissaient
la maison. Il y a là, sur ce perron, un froissement de soie, un cliquetis d’épées (8). Bien que des chevelures blanches, alourdies et mates (9) de poudre; rien que des petites voix claires,
un peu tremblantes, des petits rire sans timbre, des pas légers (10). Tous ces gens ont l’air d’être vieux, vieux. Ce sont des yeux effacés (11), des bijoux endormis (12), d’anciennes soies
brochées, adoucies de nuances changeantes, que la lumière des torches fait briller d’un éclat doux (13); et sur tout cela flotte un petit nuage de poudre, qui monte des cheveux échafaudés (14),
roulés en boucles, à chacune de ces jolies révérences, un peu guindées par les épées et les grands paniers… (15) Les magazins du rez-de-chaussée devaient faire autrefois de beaux salons de
réception. Des parcelles d’or terni (16) brillent encore à tous les angles. Des peintures mythologiques tournent (17) au plafond, entourent les glaces, flottent (18) au-dessus des portes dans
des teintes vagues, un peu ternes, comme le souvenir des années écoulées. Malheureusement, il n’y a plus de rideaux, plus de meubles; seulement des paniers, de grandes caisses pleines de
siphons à têtes d’étain, et les branches desséchées d’un vieux lilias qui montent toutes noires derrière les vitres. M. majesté, en entrant, trouve son magasin plein de lumière et du monde. Il
salue, mais personne ne fait attention à lui. On se promène, on cause, on se disperse. Vraiment, tous ces vieux marquis ont l’air d’être chez eux (19). Devant un trumeau (20) peint, une petite
ombre s’arrête : « Dire que c’est moi, et que me voilà! » – « Nesmond, viens donc voir tes armes! » (21) et tout le monde rit en regardant le blason des Nesmond qui s’étale
sur une toile d’emballage avec le nom de Majesté (22) au-dessus.
ALPHONSE DAUDET (Nimes 13 mai 1840- Paris 16 décembre 1897) Édit. Charpentier.
1. M. Majesté, fabricant d’eau de Seltz dans le Marais, rentre un soir fort tard chez lui, dans sa fabrique, qui est l’ancien hôtel de la vieille famille des Nesmond.
2. Les seigneurs qui habitaient là au siècle dernier. Leur hôtel est devenu une fabrique et cette métamorphose constate la différence de deux états sociaux.
3. M. Majesté a une vision; les anciens posseseurs de l’hôtel arrivrent et vont le repeupler pour un instant.
4. Ce sont des ombres de laquais qui accompagnent les ombres de leurs maîtres dans des ombres de carosses.
5. Fermés par des vitres.
6. Sortes de véhicules sans roues, que des hommes portaient à bout de bras avec de longs bâtons. Voir la scène VIII des Précieuses ridicules de Molière.
7. Le vent active la flamme.
8. Que portaient au côté les seigneurs de ce temps-là.
9. Sans poli, le contraire de ce qui est brillant.
10. Car ce ne sont que des ombres.
11. Sans regard.
12. Sans feux ni éclats, des ombres de bijoux.
13. La répétition de adouci et doux n’est pas heureuse.
14. Les coiffures du XVIIIè siècle étaient fort élevées. Une estempe du temps représente un petit coiffeur obligé de se hisser sur une échelle pour atteindre le haut de la
coiffure de sa cliente, qui est pourtant assise.
15. Sorte de crinolines très amples qu’on portait alors.
16. Reste des anciennes moulures dorées.
17. Ont une forme ronde.
18. Ce sont des peintures d’un aspect vaporeux et impalpable.
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PARIS LIBRAIRIE LAROUSSE
LECTURES FRANÇAISES
SEPTIÈME ÉDITION
LÉO CLARETIE Ancien élève de l’École Normale supérieure, Agrégé de l’Université Docteur ès Lettres