AUTOUR D’UNE LETTRE DE MON MOULIN
LE VOL
Qui l’avait mise là? Est-ce le diable pour me tenter, ou ma mère pour payer le cachet (1) du professeur de musique? Mystère insondable.
Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle était là, sur la cheminée du salon, et que je l’aperçus un mercredi matin, au moment de partir au collège. Ma première pensée ne fut pas mauvaise. Je me dis
tout haut : « Tiens! Quarante sous! » C’était une belle pièce, large, un peu usée, avec une effigie (2) qui s’effaçait, reluisant doucement sur le velours grenat de la tablette. Sans
songer à mal, pour la voir de plus près, je la pris dans ma main. Aussitôt la magie de l’argent opéra. Pour les douze ou treize ans que j’avais alors, quarante sous faisaient une somme énorme,
et je sentis soudain frétiller en moi autant de désirs qu’il y avait de petites pièces dans cette grande pièce, toute la monnaie d’une tentation que j’osais à peine m’avouer.
Je pensais : « Y en a-t-il des parties de canot là-dedans! » C’était ma grande passion, les canots, à cette époque. Passer tout un après-midi sur l’eau noire du vieux port,
au milieu des bateaux de pêche, dans la peur des paquebots en partance, les cris des mouettes, les commmandements, les appels, les chansons de bord tout en haut des vergues, les coups de
marteau du bassin de radoub; (3) longer les frégates (4) de l’État, propres, luisantes comme un uniforme d’aspirant, (5) ou se laisser bercer à l’ombre d’un gros navire, endormi et silencieux,
qu’animait seulement la vigilance d’un terre-neuve (6) dressé tout debout les pattes sur le bastingage; (7) courir pieds nus sur des trains de bois, (8) grimper aux mâts, voir pêcher des
oursins, (9) puis revenir le soir, tout imprégné d’une odeur de goudron, de varech, (10) avec la lassitude, l’impression d’un long voyage, je ne connaissais pas de bonheur plus grand. Mais
ce bonheur coûtait cher, et pour arriver à louer un bateau de dix sous avec les deux sous qu’on me donnait chaque semaine, il fallait se priver de tout, calculer, économiser. Aussi cette belle
pièce d’argent, lumineuse et ronde, me fit-elle l’effet d’un cercle de lanterne magique, tout petit d’abord, mais s’agrandissant à mesure que je le regardais, pour rendre vivantes et visibles
les images qui le traversaient, le vieux port, les beauprés (11) de navires s’avançant en ligne tout le long du quai et les petits bateaux de louage balancés sur l’eau profonde et moirée. (12)
La vision était si nette, si tentante! Je fus obligé de fermer les yeux.
Pendant quelques minutes, je restai là, sans bouger, tenant serré cet argent qui me brûlait la main.
Minutes inoubliables, angoisse douloureuse et délicieuse de la tentation, toutes les émotions du vol! Nriez pas. Ce ne sont point des sensations d’enfant que je vous raconte, mais des sensations
de criminel. Secoué par une lutte effroyable, tout mon pauvre petit corps tremblait. Mes oreilles bourdonnaient. J’entendais les battements de mon coeur et le tic-tac monotone de la pendule.
(A la fin, pourtant, l’idée du devoir, déjà née et grandie en moi, le souvenir des miens, l’atmosphère de la maison honnête, (13) sans doute aussi la peur du châtiment, de l’humiliation
si j’étais découvert, tout cela fut plus fort que la passion. Je remis la pièce où je l’avais prise. Seulement… Ah! il faut tout dire… seulement, par un mouvement instinctif, irréfléchi, mais
à coup sûr diabolique, je la poussai bien loin sous la pendule, pour qu’on ne la vît plus et qu’on la crût perdue…
Le lendemain, aussitôt après le déjeuner, je me glissai furtivement dans le salon. Devant la cheminée, j’eus encore un mouvement terrible.
On parlait dans la chambre à côté; j’avais peur que quelqu’un entrât. Combien de temps suis-je resté là, debout au bord de mon crime, (14) avançant la main, puis la retirant! Je ne
m’en souviens plus. Ce que je n’ai pas oublié, par exemple, c’est cette figure d’enfant, blême, contractée, bouleversée, que j’avais en face de moi dans la glace, et qui me ragardait
avec des yeux ardents, des yeux de fauve à l’affût. (15) Enfin les voix s’éloignèrent. Je pris la pièce brusquement, et me voilà dehors.
C’était un jeudi magnifique, c’est-à-dire un dimanche, moins la mélancolie des cloches, la tristesse de l’heure des vêpres, les promenades en famille dans la gêne de l’endimanchement.
(16) Tremblant d’être rappelé, j’avais pris mon élan vers les quais avec la hâte de jouir de mon vol. Malheur à qui aurait voulu m’arrêter alors! Oh! quand on vient de voler, comme on doit tuer
facilement! Tout en courant, j’entendais la belle pièce d’argent clair tinter joyeusement au fond de ma poche, avec la pièce de deux sous qu’on me donnait chaque jeudi, et cette musique me
grisait, me donnait des ailes. Plus l’ombre d’un remords. Léger, souriant, la joue en feu, j’étais déjà dans l’atmosphère de mon plaisir.
Tout à coup, en passant devant un porche (17)
d’église, la main tendue d’une mendiante m’arrêta. Fus-je attendri par cette misère, par la pâleur de cette face éteinte ou le regard morne de l’enfant que la malheureuse avait dans ses bras?
Ne cédai-je pas plutôt à ce besoin de faire le bien qui nous prend après une faute, ou encore à une superstition de petit méridional presque italien, (18) essayant de sanctifier
l’argent volé?
Quoi qu’il en soit, je tirai de ma poche les deux sous de mon jeudi, et je les jetai à la mendiante, qui me remercia avec une expression de joie et de reconnaissance
extraordinaire, si extraordinaire en vérité que, deux rues plus loin, une crainte subite me traversa l’esprit. Ah! mon Dieu! Est-ce que par hasard?…
.Vite, je tâte, je me fouille
et pousse un cri de rage. J’avais donné les deux francsprès.. Il ne me restait plus que mes deux sous! Et les bateaux étaient là, tout près. Déjà les mâts, les vergues (19) du vieux port
montaient au bout de la rue, dans un grand carré de lumière… Non, vous n’avez jamais vu une colère, un désespoir pareil au mien.
Me voilà revenant sur mes pas, furieux, parlant tout
seul :
– Oh! je la retrouverai… Je lui dirai que je me suis trompé, que cet argent n’était pas à moi… Et si elle ne veut pas me le rendre, eh bien! je la ferai arrêter comme
une voleuse.
Je l’appelais voleuse. J’avais cet aplomb… En attendant, où était-elle passée! J’eus beau fouiller tous les porches de l’église, regarder autour dans les rues, dans
les passages. Personne. Sitôt ses deux francs reçus, la mendiante était rentrée chez elle. En une fois, sa journée avait été finie. (20) La mienne avec.
Alors, éperdu, ne sachant
plus que faire, je retournai à la maison, et sautant au cou de ma mère, avec une explosion de larmes, où il y avait encore plus de colère que de remors, je pris le parti de lui avouer tout.
Cela se voit quelquefois, paraît-il, qu’un voleur vienne faire des aveux à la justice, de rage d’avoir manqué son coup.
ALPHONSE DAUDET (Nimes 13 mai 1840- Paris 16 décembre 1897) Études A. Lemerre, Édit. .
1. Cachet : Le prix dde la leçon. – 2. Effigie : La figure qui se trouve frappée sur la pièce. – 3. Radoub : Partie du port aménagée pour la réparation radoub
des navires. – 4. Frégates : Anciens vaisseaux de guerre. – 5. Aspirant : Oficier de marine débutant . – 6. Terre-neuve : Chien originaire de l’île de Terre-Neuve. – 7. Bastingage : Parapet
qui borde le pont d’un navire. – 8. Bois : Assemblages de pièces de bois réunies par des liens et auxquels on fait descendre les cours d’eau. – 9. Oursins : Petits mollusques dont le corps
est couvert de piquants et que pour cette raison on appelle aussi châtaigne de mer. – 10. Varech : Algue marine. – 11. Beauprés : Mâts placés à l’avant des navires et inclinés. – 12. Moirée :
Qui présente des reflets changeants . – 13. Honnête : Les exemples d’honnêteté dont j’étais entouré. – 14. Crime : Sur le point de commettre mon crime. Le crime est comme un précipice où il
est sur le point de tomber. – 15. Affût : Posté pour guetter sa proie. – 16. Endimanchement : Toilette du dimanche. – 17. Porche : Sorte de vestibule d’une église. – 18. Italien : Les races du
midi et en particulier les Italiens ont la réputation de croire facilement aux présages, aux interventions surnaturelles. – 19. Vergues : Un carré de ciel découpé entre les maisons. – 20. Finie :
Elle avait reçu l’argent d’une journée.
I. Étude littéraire. –
1. Décomposez ce récit en un certain nombre de petites scènes et donnez à chacune un titre. – 2. Quelles circonstances ont concouru à tenter l’enfant? a) comment la
pièce est-elle là, abandonnée? Les suppositions émises par l’auteur ont-elles été faites par l’enfant aussitôt? b) sa place, son aspect; c) c’est un mercredi, après déjeuner, c’est-à-dire
au moment de partir pour le collège. Expliquez l’importance de ces deux circonstances. – 3. Montrez que les goûts et le tour d’esprit de l’enfant expliquent qu’il ait été tenté. – 4.
Enumérez les différentes phrases du drame intérieur qui se joue dans la conscience de l’enfant. – 5. Qu’éprouverait l’enfant si la pièce avait disparu le lendemain? Serait-il seulement décu?
N’éprouverait-il pas un sentiment contraire? Que se passe-t-il dans sa tête? Quels sont les sentiments de l’enfant après le vol? – 6. Qu’éprouve-t-il en rencontrant la mendiante? Son acte
de charitéest-il entièrement désintéressé? – 7. Quels sont ses sentiments lorsqu’il s’aperçoit de son erreur? – 8. Quels motifs l’ont poussé à faire l’aveu de sa faute à sa mère?
II. Vocabulaire et grammaire. –
1. Expliquez : mystère insondable (I.3); la magie de l’argent (I. 11); toute la monnaie d’une tentation (I. 15); frétiller (I. 13); (employez ce verbe dans son sens
propre, comment des désirs peuvent-ils frétiller? l’atmosphère de la maison honnête (I. 54); que veut dire ici le mot atmosphère? en quoi l’enfant juge-t-il le jeudi préférable? – 2.
Tout imprégné d’une odeur de goudron…, avec la lassitude, (I. 20.30), l’impression… etc… Montrez que le sujet sous-entendu du verbe revenir est qualifié de deux
manières différentes. – 3. Si nette, si tentante (I. 42). Quel est le rôle de si? Ce mot n’entraîne-t-il pas une conséquence exprimée? Où l’est-elle? – 4.Vît (I. 59), crût (I.60),
entrât (I. 65), justifiez l’orthographe de ces trois mots. – 5. Pareil (I. 104). Comment cet adjectif, qui se rapporte à deux noms, est-il mis au singulier? Quelque chose ne
choquerait-il pas si on le mettait au pluriel? – 6. Comment est composée la phrase 17-31? Quelle est la proposition principale? Quel est le rôle des propositions infinitives?
III. Composition française
– A) EXERCICES INDIVIDUELS. – 1. Quel jour préférez-vous, le jeudi ou le dimanche? justifiez votre préférence? – 2. Que préférez-vous d’un voyage en mer ou sur terre?
Dites pourquoi. – 3. Connaissez-vous ou imaginez-vous les plaisirs du canotage? – 4. Inspirez-vous de la forme que Daudet a donnée à la phrase 17-31, pour exprimer le plus grand bonheur
que vous puissiez éprouver.
B) EXERCICE COLLECTIF. – La mère de l’enfant coupable écrit à son mari absent ou à sa soeur ou au parrain de l’enfant. Elle lui raconte la scène de l’aveu et lui dit
ses craintes et son espoir.
source
LIBRAIRIE HACHETTE
LES TEXTES FRANÇAIS
ENSEIGNEMENT PRIMAIRE SUPÉRIEUR PRÉPARATION AUX BREVETS 1ère année
J.-R. CHEVALIER Professeur agrégé au Lycée Henri IV P. AUDIAT Agrégé Docteur ès lettres E. AUMEUNIER Professeur de l’École Primaire Supérieure