AUTOUR D’UNE LETTRE DE MON MOULIN
Dans la lettre intitulée En Camargue, Alphonse Daudet raconte ses chasses au gibier d’eau dans les marécagues qui bordent le cours inférieur du Rhône.
Or Alphonse Daudet est, comme il en convient lui-même, un « mauvais chasseur », que son chien ne prend pas au sérieux; et c’est justement ce qui fait l’intérêt de ses confidences.
Pour lui, la chasse est, non pas un sport cruel, mais une occasion de jouir en artiste d’un paysage dont les reflets, les odeurs, les frémissements emplissent son âme de rêverie à la chute
du jour.
L’espère! quel joli nom pour désigner l’affût, l’attente du chasseur embusqué, et ces heures indécises où tout attend,
espère, hésite entre le jour et la nuit. L’affût du matin un peu avant le lever du soleil, l’affût du soir au crépuscule. C’est ce dernier que je préfère, surtout dans ce
pays marécageux où l’eau des clairs(1) garde si longtemps la lumière…
Quelquefois on tient l’affût dans le negochin (le nayechien), un tout petit bateau
sans quille (2), étroit, roulant (3) au moindre mouvement. Abrité par les roseaux, le chasseur guette les canards du fond de sa barque, que dépassent seulement la visière d’une
casquette, le canon du fusil et la tête du chien flairant le vent, happant les moustiques, ou bien de ses groses pattes étendues penchant tout le bateau d’un côté et le remplissant d’eau.
Cet affût-là est trop compliqué pour mon inexpérience. Aussi, le plus souvent, je vais à l’espère à pied, barbotant en plein marécage avec d’énormes bottes taillées dans toute la
longueur du cuir. Je marche lentement, prudemment, de peur de m’envaser. J’écarte les roseaux pleins d’odeurs saumâtres et de sauts de grenouilles…
Enfin, voici un îlôt de
tamaris, (4) un coin de terre sèche où je m’installe. Le garde, pour me faire honneur, a laissé son chien avec moi; un énorme chien des Pyrénées à grande toison (5) blanche, chasseur et
pêcheur de premier ordre, et dont la présence ne laisse pas que de m’intimider un peu. Quand une poule d’eau passe à ma portée, il a une certaine façon ironique de me regarder en rejetant en
arrière, d’un coup de tête à l’artiste, (6) deux longues oreilles flasques qui lui pendent dans les yeux; puis des poses à l’arrêt, des frétillements de queue, toute une mimique d’impatience
(7) pour me dire :
– Tire… tire donc!
Je tire, je manque. Alors, allongé de tout son corps, il bâille et s’étire d’un air las, découragé et insolent.
Eh bien! oui, j’en conviens, je suis un mauvais chasseur. L’affût, pour moi, c’est l’heure qui tombe, la lumière diminuée, réfugiée dans l’eau, les étangs qui luisent, polissant
jusqu’au ton de l’argent fin (8) la teinte grise du ciel assombri. J’aime cette odeur d’eau, ce frôlement mystérieux des insectes dans les roseaux, ce petit murmure des longues feuilles
qui frissonnent. De temps en temps, une note triste passe et roule dans le ciel comme un ronflement de conque (9) marine. C’est le butor (10) qui plonge a u fond de l’eau son bec immense
d’oiseau-pêcheur et souffle… rrrououou! Des vols de grues filent sur ma tête. J’entends le froissement des plumes, l’ébouriffement du duvet dans l’air vif, et jusqu’au craquement de la
petite armature surmenée. (11) Puis, plus rien. C’est la nuit, la nuit profonde, avec un peu de jour resté sur l’eau…
Tout à coup, j’éprouve un tressaillement, une espèce de
gêne nerveuse, comme si j’avais
quelqu’un derrière moi. Je me retourne, et j’aperçois le compagnon des belles nuits, la lune, une large lune toute ronde, qui se lève doucement, avec un
mouvement d’ascension d’abord très sensible, et se ralentissant à mesure qu’elle s’éloigne de l’horizon.
Déjà un premier rayon est distinct près de moi, puis un autre un peu plus
loin… maintenant tout le marécage est allumé. (12) La moindre touffe d’herbe a son ombre. L’affût est fini, les oiseaux nous voient : il faut rentrer. On marche au milieu d’une inondation
de lumière bleue, légère, poussiéreuse; et chacun de nos pas dans les clairs, dans les roubines, (13) y remue des tas d’étoiles tombées (14) et des rayons de lune qui traversent
l’eau jusqu’au fond.
ALPHONSE DAUDET (Nimes 13 mai 1840- Paris 16 décembre 1897) – Lettres de mon Moulon (E. Fasquelle. Édit.)
1. L’eau des étangs. clairs est un mot provençal que l’auteur a expliqué un peu plus haut – 2. Pièce de bois formant le fond du bateau. – 3. Rouler, terme de
marine; en parlant d’un bateau, se mouvoir de droite à gauche et de gauche à droite. Ce mouvement s’appelle le roulis. – 4. Les tamaris sont des arbrisseaux à feuilles très
petites. – 5. Ses poils blancs, longs et épais, ressemblent à la laine d’un mouton. – 6. A cette époque, les artistes peintres et sculpteurs portaient des cheveux très longs qu’ils
rejetaient en arrière d’un brusque mouvement de tête. – 7. Gestes, attitudes qui expriment l’impatience. – 8. Argent pur de tout alliage. – 9. Coquille de mer en spirale, dans laquelle
les sons s’amplifient. – 10. Oiseau de proie qui vit dans les marécages. – 11. Assemblage de pièces résistantes qui soutiennent des parties plus molles. Le mot désigne ici la charpente
osseuse des oiseaux, surmenée par un trop long voyage. – 12. Plus fort qu’illuminé : comme mis en feu. – 13. Canaux d’irrigation; mot provençal expliqué plus haut par l’auteur. – 14.
Les étoiles qui se reflètent dans les flaques d’eau semblent être tombées dans le marécage.
I. Étude littéraire. –
– 1. Montrez que ce récit, qui s’annonce comme celui d’une partie de chasse, s’oriente, dès le début, vers une pure description, une chasse… aux sensations. – 2. Montrez
que l’auteur est bien, comme il l’avoue lui-même, un « mauvais chasseur ». – 3. Montrez que pour lui le chien n’est pas un auxiliaire, mais un spectateur critique dont les mines
l’amusent. – 4. Relevez les sensations qu’éprouve l’artiste chasseur : sensations vissuelles, olfactives. – 5. Observez le lever de la pleine lune et dites si son mouvement d’ascension est
tel que l’auteur le décrit ici. – 6. Notez dans le style les expressions les plus originale.
II. Vocabulaire et grammaire. –
– 7. Expliquez le sens précis d’embusqué en vous rappelant que ce mot appartient à la même famille que bois, bosquet, bocage. – 2. Que signifie : ces heures indécises?
Citez des mots de la même famille que cet adjectif. – 3. Précisez le sens des mots : boue, fange, vase. Formez de courtes phrases dans lesquelles certains d’entre eux seront employés
au sens figuré.
III. Composition française
– A) EXERCICES INDIVIDUELS. – 1. Aimeriez-vous la chasse telle que la comprend Alphonse DAUDET? – 2. Mettez en scène un animal intelligent; décrivez-en les attitudes et les
mines.
B) EXERCICE COLLECTIF. – 1. Le lendemain de la chasse « à l’espère », le chien du garde raconte à son camarade la partie de la veille; il décrit son compagnon
de chasse et apprécie son étrange conduite.
source
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LES TEXTES FRANÇAIS
ENSEIGNEMENT PRIMAIRE SUPÉRIEUR PRÉPARATION AUX BREVETS 1ère année
J.-R. CHEVALIER Professeur agrégé au Lycée Henri IV P. AUDIAT Agrégé Docteur ès lettres E. AUMEUNIER Professeur de l’École Primaire Supérieure