On venait de terminer, pour une canonnière de l’État, une superbe machine à vapeur de la force de mille chevaux. (1) Elle était depuis
longtemps dans la halle de montage (2) dont elle occupait tout le fond, entourée d’une nuée d’ouvriers, debout, complète, mais non achevée.Souvent Jack, en passant, la regardait de loin
seulement à travers les vitres, car personne, hormis les ajusteurs, n’avait le droit d’entrer. Sitôt finie, la machine devait partir pour Saint-Nazaire, (3) et ce qui faisait la beauté, la
rareté de ce départ, c’est que, malgré son poids énorme et la complication de l’outillage, les ingénieurs d’Indret (4) avaient décidé de l’embarquer, toute montée et d’une seule pièce, les
formidables engins de transbordement (5) dont dispose l’usine leur permettant ce coup d’audace. Tous les jours on disait : « C’est pour demain… » mais il y avait chaque fois, au dernier
moment, un détail à surveiller, des choses à réparer, à perfectionner. Enfin, elle était prête. On donna l’ordre d’embarquer.
Ce fut un jour de fête pour Indret. A une heure, tous
les ateliers étaient fermés, les maisons et les rues désertes. Hommes, femmes, enfants tout ce qui vivait dans l’île avait voulu voir la machine sortir de la halle de montage, descendre jusqu’à
la Loire et passer sur le transport (6) qui devait l’emporter. Bien avant que le grand portail fût ouvert, la foule s’était amassée aux abords de la halle avec un tumulte d’attente, un brouhaha
d’endimanchement. (7) Enfin les deux battants de l’atelier s’écartent, et, de l’ombre du fond, on vit s’avancer l’énorme masse, lentement, lourdement, portée sur la plate-forme roulante qui, tout
à l’heure allait servir de point d’appui pour l’enlever et que des palans (8) mus par la vapeur entraînaient sur les rails.
Quand elle apparut à la lumière, luisante, grandiose (9)
et solide, une immense acclamation l’accueillit.
Elle s’arrêta un moment comme pour prendre haleine et se laisser admirer sous le grand soleil qui la faisait resplendir. Parmi les
deux mille ouvriers de l’usine, il ne s’en trouvait pas un peut-être qui n’eût coopéré à ce beau travail dans la mesure de son talent ou de ses forces. Mais ils avaient travaillé isolément,
chacun de son côté, presque à tatons, comme le soldat combat pendant la bataille, perdu dans la foule et le bruit, tirant droit devant lui sans juger de l’effet ou de l’utilité de ses
coups, enveloppé d’une aveuglante fumée rouge qui l’empêche de rien apercevoir au-delà du coin où il se trouve.
Maintenant ils la voyaient, leur machine, debout dans son ensemble,
ajustée pièce à pièce. Et ils étaient fiers! En un instant elle fut entourée, saluée de joyeux rires et de cris de triomphe. Ils l’admiraient en connaisseurs, la flattaient de leurs grosses
mains rugueuses, la caressaient, lui parlaient dans leur rude langage : « Comment ça va, ma vieille? » Les fondeurs montraient avec orgueil les énormes hélices en bronze plein :
« C’est nous qui les avons fondues, » disaient-ils. Les forgerons répondaient : « Nous avons travaillé le fer, nous autres, et il y en a de notre sueur, là-dedans! »
Et les chaudronniers, les riveurs (10) célébraient non sans raison l’énorme réservoir fardé de rouge, passé au minium comme un éléphant de combat. (11) Si ceux-là vantaient le métal, les
ingénieurs, les dessinateurs, les ajusteurs se glorifiaient de la forme. Jusqu’à notre ami Jack qui disait en regardant ses mains : « Ah! coquine, tu m’as valu de fières ampoules. » (12)
Des deux côtés la foule lui faisait cortège, directeur, inspecteurs, apprentis, compagnons, (13) tous marchant pêlemêle, les yeux fixés sur la machine; et le fifre (14) infatigable
les guidait vers le fleuve, où fumait une chaloupe à vapeur, au ras du quai, (15) prête à partir.
La voilà rangée sous la grue, (16) l’énorme grue à vapeur de l’usine d’Indret, le
plus puissant levier du monde. Deux hommes sont montés sur le train qui va s’enlever avec elle à l’aide de câbles en fer se reliant tous au-dessus du bouquet (17) par un anneau monstrueux forgé
d’un seul morceau. La vapeur siffle, le fifre redouble ses petites notes, pressées, joyeuses, encourageantes; la volée (18) de la grue s’abaisse pareille à un grand cou d’oiseau, saisit la
machine dans son bec recourbé, et l’enlève lentement, lentement, par soubresauts. A présent elle domine la foule, l’usine, Indret tout entier. Là, chacun peut voir et admirer à son aise.
Dans l’or du soleil où elle plane, elle semble dire adieu à ces halles ombreuses qui lui ont donné la vie, le mouvement, la parole même, et qu’elle ne reverra plus. de leur côté, les compagnons
éprouvent en la contemplant la satisfaction de l’oeuvre accomplie, cette émotion singulière et divine qui paye en une minute les efforts de toute une année, met au-dessus de la peine éprouvée
l’orgueil de la difficulté vaincue.
« Ça, c’est une pièce!… » murmure le vieux Roudic grave, les bras nus, encore tout tremblant de l’effort du halage, (19) et
s’essuyant les yeux qu’aveuglent de grosses larmes d’admiration. Le fifre n’a pas cessé sa musique excitante. Mais la grue commence à tourner, à se pencher du côté du fleuve pour déposer la machine
sur la chaloupe impatiente.
Tout à coup un craquement sourd se fait entendre, suivi d’un cri déchirant, épouvantable, qui trouve de l’écho dans toutes les poitrines. (20) A
l’émoi (21) qui passe dans l’air, on reconnaît la mort, la mort imprévue, subite, qui s’ouvre le passage d’une main violente et forte. Pendant une minute c’est un tumulte, une terreur
indescriptibles. Qu’est-il donc arrivé! Entre une des chaînes de support subitement tendues à la descente et le dur métal de la machine, un des ouvriers montés sur la plate-forme vient de se
trouver pris.
« Vite, vite, garçons, machine arrière! » Mais on a beau se presser et faire effort pour arracher le malheureux à l’horrible bête, c’est fini. Tous les fronts
se lèvent, tous les bras se tendent dans une suprême malédiction et les femmes en criant, se cachent les yeux de leurs châles, des barbes (22) de leurs coiffes, pour ne pas voir là-bas les
débris informes que l’on charge sur une civière. L’homme a été broyé, coupé en deux. Le sang, chassé avec violence, a rejailli sur les aciers, sur les cuivres, jusque sur le panache
verdoyant. (23) Plus de fifre, plus de cris. C’est au milieu d’un silence sinistre que la machine achève son évolution, pendant qu’un groupe s’éloigne du côté du village, des porteurs, des
femmes, toute une suite éplorée.
ALPHONSE DAUDET (Nimes 13 mai 1840- Paris 16 décembre 1897) – Jack (Flammarion. Édit.)
1. Mille chevaux-vapeur. Le cheval-vapeur est une unité de force qui sert à mesurer la puissance d’une machine. Il équivaut à l’effort nécessaire pour élever
un poids de 75 kilogrammes à un mètre de hauteur en une seconde. – 2. Halle de montage. Vaste atelier où on monte la machine, en rapprochant et en ajustant les pièces qui ont été
fabriquées séparément. – 3. SAINT-NAZERRE. Port à l’embouchure de la Loire. – 4. Indret. La suite du récit permet de trouver où est situé Indret et ce qu’on y fait. – 5. Engis de transbordement.
Appareils servant à faire passer d’un bord à l’autre, c’est-à-dire à transporter des objets pesants soit d’un navire dans un autre, soit, comme ici, d’une voie ferrée sur le pont d’un
navire. – 6. Le transport. Bâtiment de transport. – 7.Brouhaha d’ endimanchement. Bruit confus de gens en toilette des dimanches. – 8. Palans. Combinaison de deux poulies sur lesquelles
passe un câble. C’est un appareil qui sert à mouvoir les fardeaux pesants. – 9. Grandiose. Dont la grandeur frappe l’imagination. – 10. Riveurs. Ouvriers qui posent les rivets, « clous
dont la pointe est refoulée sur elle-même et aplatie de manière à former des clous à deux têtes qui ne peuvent plus sortir. Les feuilles de tôle dont sont formées les chaudières des machines
à vapeur sont unies entre elles par des rivets » (Littré). – 11. Eléphant de combat. Dans l’antiquité certains peuples dressaient au combat des éléphants qu’on barbouillait de vermillon
avant la bataille pour leur donner un aspect plus terrifiant. – 12. Fières. Fameuses, sérieuses. (Légèrement familier.) – 13. Compagnos. Ouvriers par opposition à apprentis. Autrefois les
compagnons étaient des ouvriers qui avaient terminé leur apprentissage, mais qui n’ayant pas le moyen de s’établir à leur compte, allaient travailler chez les autres. – 14. Fifre. Petite
flûte au son aigu. – 15. Quai. Au niveau de, juste à la hauteur du quai. – 16. Grue. Machine qui sert à élever des fardeaux très pesants. – 17. Bouquet. On avait planté un bouquet de feuillage
au sommet de la machine. – 18 La volée. Partie de la grue sur laquelle est fixée la poulie qui reçoit le câble ou la chaîne. 19. Effort du halage. Effort qu’on fait pour haler la
machine, c’est-à-dire pour la tirer à l’aide de câbles. – 20. Echo. Auquel toutes les poitrines répondent comme un écho par un cri semblable. – 21. Emoi. TRouble occasionné par la crainte. –
22. Barbes. Bandes de dentelles pendant à la coiffure. – 23. Verdoyant. Voir ligne 71.
I. Étude littéraire. –
– 1. Quelles sont les causes essentielles et les circonstances qui surexcitaient la curiosité et l’enthousiasme de la foule avant l’embarquement de la machine? – 2. Quelles
expressions donnent l’idée que cette machine est une sorte d’animal monstrueux et orgueilleux? – 3. Pourquoi les ouvriers aiment-ils cette machine? Comment manifestent-ils leurs sentiments?
– 4. Quels sont les traits qui donnent au cortège de la machine un caractère de fête civique et fraternelle? – 5. Au moment de l’élévation de la machine, la foule, les ouvriers n’ont-ils pas
une attitude qui contraste avec leurs expressions antérieures? – 6. Caractérisez l’attitude de la foule au moment de l’affreux accident. – 7. Le récit de Daudet a été écrit à une époque où la
grande industrie était encore à ses débuts (1876). Qu’est-ce qui le montre? – 8. Comparez ce récit dramatique à celui de Musset (le Bac). Montrez combien les moyens par lesquels ils
émeuvent sont différents.
II. Vocabulaire et grammaire. –
– 1. Expliquez transbordement (I. 13); comparez ce mot, au point de vue de la composition avec transporter. – 2. Comparez, au point de vue du sens, les mots
tumulte, brouhaha (I. 26), avec vacarme. Employez ces trois mots dans trois phrases qui fassent apparaître le sens précis de chacun d’eux. – 3. L’adjectif grandiose (I. 32)
équivaut-il à énorme? Employez les deux adjectifs dans des phrases qui en fassent apparaître le sens précis. – 4. Analysez et expliquez la forme verbale : fût ouvert (I. 24).
Que deviendrait ce verbe si celui de la proposition principale était au présent? – 5. Décomposez en propositions la phrase des ligne 38-44 et indiquez les divers moyens par lesquels l’auteur
caractérise la manière dont les ouvriers avaient travaillé et dont les soldats combattent.
III. Composition française
– A) EXERCICES INDIVIDUELS. – 1. Décrivez le spectacle confus des ouvriers agricoles s’affairant autour d’une machine à battre ou des ouvriers d’une usine métallurgique. –
2. Une locomotive puissante entre en gare, ou une forte auto sort du garage, ou un navire entre au port et accoste le quai. Tâchez, par une courte description, de faire sentir la majesté
de ce spectacle ou d’un autre analogue. – 3. Racontez un bel exemple de courage ouvrier, ou simplement un accident du travail.
B) EXERCICE COLLECTIF. – 1. Le champ de bataille du travail. Un jeune homme trouve cette expression emphatique et ridicule. Un autre lui répond et lui représente les accidents
et les maladies qui menacent non seulement les marins, les mineurs, les couvreurs, les maçons, mais aussi d’autres catégories de travailleurs plus connues de lui. – 2. Un des camarades de
l’ouvrier victime de l’accident mis en scène par Daudet, monté, lui aussi sur le « train », raconte en toute simplicité, mais non sans pittoresque et sans émotion ce qui s’est
passé. (Lettre.)
source
LIBRAIRIE HACHETTE
LES TEXTES FRANÇAIS
ENSEIGNEMENT PRIMAIRE SUPÉRIEUR PRÉPARATION AUX BREVETS 1ère année
J.-R. CHEVALIER Professeur agrégé au Lycée Henri IV P. AUDIAT Agrégé Docteur ès lettres E. AUMEUNIER Professeur de l’École Primaire Supérieure