36. La mort du Papillon bleu.
IL est nuit tout à fait… Les deux camarades sortent ensembre de chez Rose… Le Papillon veut ramener la Bête à bon Dieu chez ses
parents; mais celle-ci s’y refuse; elle est complètement ivre, fait des cabrioles (1) sur l’herbe et pousse des cris séditieux (2)… Le Papillon est obligé de l’emporter chez elle. On se
sépare sur la porte en se promettant de se revoir bientôt… Et alors le Papillon s’en va tout seul dans la nuit. Il est un peu ivre, lui aussi; mais son ivresse est triste : il se rappelle
les confidences de la Bête à bon Dieu et se demande amèrement pourquoi tout le monde le déteste, lui qui n’a jamais fait de mal à personne… Ciel sans lune, le vent souffle, la campagne
est toute noire… Le Papillon a peur, il a froid; mais il se console en songeant que son camarade est en sûreté au fond d’une couchette bien chaude… Cependant on entrevoit dans l’ombre de
gros oiseaux de nuit qui traversent la scène d’un vol silencieux. L’éclair brille. Des bêtes méchantes, embusquées sous des pierres, ricanent en se montrant le Papillon : « Nous le
tenons! » disent-elles. Et tandis que l’infortuné va de droite et de gauche, plein d’effroi, un Chardon, au passage, le larde d’un grand coup d’épée, un Scorpion l’éventre avec ses
pinces, une grosse Araignée velue lui arrache un pan de son manteau de satin bleu, et, pour finir, une Chauve-Souris lui casse les reins d’un coup d’aile. Le Papillon tombe blessé à mort…
Tandis qu’il râle sur l’Herbe, les Orties se réjouissent, et les Crapauds disent : « C’est bien fait! »
A l’aube, les Fourmis, qui vont au travail avec leurs saquettes et leurs gourdes, trouvent le cadavre au bord du chemin. Elles le regardent à peine et s’éloignent sans vouloir
l’enterrer. Les Fournis ne travaillent pas pour rien… Heureusement une confrérie (3) de Nécrophores (4) vient à passer par là. Ce sont, comme vous savez, de petites bêtes noires qui ont
fait voeu d’enterrer les morts… Pieusement elles s’attellent au Papillon défunt et le traînent vers le cimetière… Une foule curieuse se presse sur leur passage, et chacun fait des réflexions
à haute voix… Les petits Grillons bruns, assis au soleil devant leurs portes, disent gravement : « Il aimait trop les fleurs! » – « Il courait trop la nuit », ajoutent
les Escargots, et les Scarabées à gros ventre se dandinent dans leurs habits d’or en grommelant : « Trop bohème! trop bohème! (5)». Parmi toute cette foule, pas un mot de regret
pour le pauvre mort; seulement, dans les plaines d’alentour, les grands Lis ont fermé et les Cigales ne chantent pas.
La dernière scène se passe dans le cimetière des Papillons. Après que les Nécrophores ont fait leur oeuvre, un Hanneton solennel, qui a suivi le convoi, s’approche de la
fosse, et, se mettant sur le dos, commence l’éloge du défunt. Malheureusement, la mémoire lui manque : il reste là, les pattes en l’air, gesticulant pendant une heure et s’entortillant
dans ses phrases… Quand l’orateur a fini, chacun se retire, et alors, dans le cimetière désert, on voit la Bête à bon Dieu sortir de derrière une tombe. Tout en larmes, elle
s’agenouille sur la terre fraîche de la fosse et dit une prière touchante pour son pauvre petit camarade qui est là.
ALPHONSE DAUDET (Nimes 13 mai 1840- Paris 16 décembre 1897) (Le Petit Chose Fasquelle, édit.)
2. Sédicieux : cris propres à troubler l’ordre public, à provoquer une sédition, une émeute (dans son ivresse exubérante, la Bête à bon Dieu les pousse pour marquer la police). .
3. Confrérie : association religieuse dont les membres se regardent comme frères .
4. Nécrophores : insectes qui se nourrissent de petits cadavre, qui les enterrent pour se les réserver littéralement : qui portent les morts, de nécro = mort ( nécro-pole = ville des morts, cimetière), et phore, qui porte (pos-phore : qui porte la lumière).
5. Bohème : vagabond, de moeurs insouciantes et déréglées (par dérivation du sens de bohème ou bohémien : nom qu’on donne aux nomades de nos pays, de race ncertaine, et qu’on croyait à tort originaires de la bohème).
I. Vocabulaire. – 1. Trouver un nom simple correspondant aux verbes sort, refuse, s’égare, promettant, revoir, rappelle, demande, souffle, console,
entrevoit, traverse; et lui donner un complément (Ex. : sort : sortie; la sortie des ataliers…) – 2. Définir d’après l’étymomogie : cabriole (cabri = chèvre); confidence
(con-fid= idée de se fier); embusqué (em-busq = bois, bosquet); infortuné; larder; éventrer; confrérie; nécrophore (nécro = mort (cf. nécropole = ville des morts, cimetière);
phore (phosphore = porte-lumière); convoi (con = avec; voie, chemin); s’entortiller (radical : tors, tordu).
II. Grammaire. – L’adverbe. – Relever, en mettant en regard le mot, adjectif ou verbe, modifié, tous les adverbes de ce texte : 1° adverses simples; 2° adverbes formés à l’aide
d’un adjectif et du suffixe ment; – 3° locutions adverbiales. – 4° Le mot tout, dans les expressions : la campagne est toute noire; cette foule : tout en
larmes. – Quelle est dans chaque cas sa nature et sa fonction? – Pourquoi écrit-on, avec un e, toute noire? – Comment écrirait-on : la bête à bon Dieu tout sanglottante,
tout éplorée? Pourquoi? – 5° Former les adverbes en ment dérivés de : seul, triste, froid, chaud, silencieux, méchant. – Formuler la règle. – Employer chacun de ces
adverbes dans une petite phrase, en indiquant le mot qu’il modifie. – 6° Employer l’adverbe de négation : ne… pas, depuis le commencement jusqu’à : «
Tout seul dans la nuit » (autant que le sens le permettra). Ex. : n’est pas tout à fait nuit…, etc.
III. Idées. – 1. Si le Papillon est triste en sortant de chez la Rose, c’est-à-dire du cabaret, que doit-il penser de l’emploi de son temps? – 2. Quelles confidences lui a faites
son camarade?N – 3. A quoi voyez-vous dans ce récit que le Papillon n’est pas méchant? – 4. Pourquoi peut-on représenter le Chardon comme un spadassin donnant un coup d’épée? – 5. Comment
peut-on représenter les fourmis comme des journalières avec des saquettes et des gourdes? – 6. Quelles sont les bêtes envieuses, égoïstes, méchantes? – 7. Quels sont les personnes
sympathiques? – 8. Que représente le Hanneton? – 9. Pourquoi la Bête à bon Dieu se cache-t-elle?
IV. Exercice de rédaction. – « Le Ver-luisant et le Crapaud » : celui-ci, envieux, a jeté sur le ver tout son venin, et quand le ver, blessé à mort, proteste doucement,
le crapaud dit : « C’est parce que tu es trop brillant ». – Racontez la scène. Ne s’en passe-t-il pas de semblables chez les hommes? Exemple : moralité.
Quels désastres redoutables peuvent atteindre en France l’agriculture (blés en herbe, moissons, vignes, forêts)?
COURS MOYEN
PARIS CH. DELAGRAVE