LES VIEUX
Alphonse Daudet, l’auteur de cette lettre, est allé rendre visite aux grands-parents de son ami Maurice. (1) Après d’intarissables questions sur « ce brave
enfant,» les deux bons vieux s’avisent soudain que leur visiteur n’a peut-être pas déjeuné.
Tout à coup le vieux se dresse sur son fauteuil :
– Mais j’y pense, Mamette… il n’a peut-être pas déjeuné!
Et Mamette, efffarée, les bras au ciel :
– Pas déjeuné!… Grand Dieu!
Je croyais qu’il s’agissait encore de Maurice, et j’allais répondre que ce brave
enfant n’attendait jamais plus tard que midi pour se mettre à table. Mais non, c’était bien de moi qu’on parlait; et il faut voir quel branle-bas quand j’avouai que j’étais encore à jeun :
– Vite le couvert, petites bleues! La table au milieu de la chambre, la nappe du dimanche, les assiettes à fleurs. Et ne rions pas tant, s’il vous plaît! et dépêchons-nous…
Je crois bien qu’elles se dépêchaient. A peine le temps de casser trois assiettes, le déjeuner se trouva servi.
– Un bon petit déjeuner! me disait Mamette en me conduisant à table; seulement vous serez tout seul… Nous autres, nous avons déjà mangé ce matin.
Ces pauvres vieux! à quelque heure qu’on les prenne, ils ont toujours mangé le matin.
Le bon petit déjeuner de Mamette, c’était deux doigts de lait, des dattes et une
barquette, quelque chose comme un échaudé; de quoi la nourrir elle et ses canaris au moins pendant huit jours… Et dire qu’à moi seul je vins à bout de toutes ces provisions!…
Aussi quelle indignation autour de la table! Comme les petites bleues chuchotaient en se poussant du coude, et là-bas, au fond de leur cage, comme les canaris avaient l’ air de se dire :
« Oh! ce monsieur qui mange toute la barquette! »
Je la mangeai toute, en effet, et presque sans m’en apercevoir, occupé que j’étais à regarder autour de moi
dans cette chambre claire et paisible où flottait comme une odeur de choses anciennes… Il y avait surtout deux petits lits dont je ne pouvais pas détacher mes yeux. Ces lits, presque
deux berceaux, je me les figurais le matin, au petit jour, quand ils sont encore enfouis sous leurs grands rideaux à franges. Trois heures sonnent. C’est l’heure où tous les vieux se réveillent :
– Tu dors, Mamette?
– Non, mon ami.
– N’est-ce pas que Maurice est un brave enfant?
– Oh! oui, c’est un brave enfant.
Et j’imaginais
comme cela toute une causerie, rien que pour avoir vu ces deux petits lits de vieux, dressés l’un à côté de l’autre…
Pendant ce temps, un drame terrible se passait à l’autre
bout de la chambre, devant l’armoire. Il s’agissait d’atteindre là-haut, sur le dernier rayon, certain bocal de cerises à l’eau-de-vie qui attendait Maurice depuis dix ans et dont on voulait
me faire l’ouverture. Malgré les supplications de Mamette, le vieux avait tenu à aller chercher ces cerises lui-même; et, monté sur une chaise au grand effroi de sa femme, il essayait
d’arriver là-haut… Vous voyez le tableau d’ici, le vieux qui tremble et qui se hise, les petites bleues cramponnées à sa chaise, Mamette derrière lui haletante, les bras tendus, et sur
tout cela un léger parfum de bergamote qui s’exhale de l’armoire ouverte et des grandes piles de linge roux… C’était charmant.
Enfin, après bien des efforts, on parvint à le
tirer de l’armoire, ce fameux bocal, et avec lui une vieille timbale d’argent toute bosselée, la timbale de Maurice quand il était petit. On me la remplit de cerises jusqu’au bord; Maurice les
aimait tant, les cerises! Et tout en me servant, le vieux me disait à l’oreille d’un air de gourmandise :
– Vous êtes bien heureux, vous, de pouvoir en manger!… C’est
ma femme qui les a faites… Vous allez goûter quelque chose de bon.
Hélas! sa femme les avaient faites, mais elle avait oublié de les sucrer. Que voulez-vous! on devient distrait
en vieillissant. Elles étaient atroces, vos cerises, ma pauvre Mamette… Mais cela ne m’empêcha pas de les manger jusqu’au bout, sans sourciller.
ALPHONSE DAUDET (Nimes 13 mai 1840- Paris 16 décembre 1897) Lettres de mon moulin, Les Vieux.
I. Étude littéraire. –
– 1. Pourquoi les vieux n’ont-ils pas pensé plus tôt que leur visiteur n’a peut-être pas déjeuné? – 2. Qu’est-ce qui, dans les paroles des vieux, justifie la confusion que
commet le visiteur (je croyais qu’il s’agissait encore de Maurice). – 3. Pourquoi le visiteur s’apprête-t-il à désigner son ami par ces mots : Ce brave enfant? (I.7).
– 4. Qu’est-ce qui indique que les vieux veulent faire honneur à leur hôte en préparant la table? – 5. Caractérisez le déjeuner offert au visiteur? Comment le juge Mamette? Comment le
juge l’ami de Maurice?
II. Langue et style. –
– 1. Relevez les expressions familières qui reproduisent le style de la conversation? – 2. Relevez les ellipses qui donnent au style du naturel et du mouvement.
III. Composition française
– A) EXERCICE COLLECTIF. – 1. Montrez à l’aide de citations que, dans ce récit, Daudet a su unir l’ironie et l’émotion.
B) EXERCICE INDIVIDUEL. – 1. Quel est celui des contes d’Alphonse Daudet que vous préférez. Donnez-en un résumé aussi précis que possible et exposez les raisons de votre
choix.
source
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LES TEXTES FRANÇAIS
ENSEIGNEMENT PRIMAIRE SUPÉRIEUR PRÉPARATION AUX BREVETS 2è & 3è années
J.-R. CHEVALIER Professeur agrégé au Lycée Henri IV P. AUDIAT Agrégé Docteur ès lettres E. AUMEUNIER Professeur de l’École Primaire Supérieure