Les routes de Pékin, by Paul-Loup SULITZER. Le Grand Livre du mois, Dépot Légal 1989

FICHE TECHNIQUE DU LIVRE

Edition :   Édition°1/Stock

Le Grand Livre du mois

Imprimé en France

N° d’édition : 3036 – N° d’impression : 12059
49-27-0563-03

© Éditions°1, Paris, 1989

Cet ouvrage a été réalisé sur
Système Cameron
par la SOCIÉTÉ NOUVELLE FIRMIN-DIDOT
Mesnil-sur- l’Estrée
pour le compte d’Édition°1
4, rue Galliéra   75116 Paris
le 26 avril 1989

Reliure :   Relié sur cartonnage pleine toile  
Jaquette à double volets

CITATION

« Pour s’apprivoiser la mort, je trouve qu’il n’y a que de s’en avoisiner. »
MONTAIGNE, Essais.

EXTRAIT   Les routes de Pékin by Paul-Loup SULITZER page 60

  La question venait bien entendu de Bernard Adler. Elle était en train de servir le café. Elle acquiesça. Au dehors, sur le gravier de l’esplanade, monta le ronronnement d’un moteur de voiture. Adler ne jeta qu’un coup d’oeil distrait par l’une des fenêtres. Il savait bien qui arrivait, au volant de la Packard Twin-Six de douze cylindres dont Kate faisait usage quand elle ne pilotait pas sa Duesenberg. Le nouveau venu était un homme de petite taille et frêle, il approchait de la cinquantaine et était depuis près de quinze ans le chauffeur attitré de Kate, après avoir été celui de Karl Killinger. Il s’appelait Emil Kranefuss, se trouvait aux Etats-Unis depuis un quart de siècle au moins… et continuait de baragouiner l’anglais. Surtout, il ressemblait à s’y méprendre, avec dix centimètres de moins, à un certain Adolf Hitler. Ne lui manquaient ni la moustache rectangulaire, ni la mèche châtain sombre, celle-ci lui retombant sur l’oeil chaque fois qu’il ôtait sa casquette. Pour Bernard Adler, c’était un mystère presque irritant. A maintes reprises, le petit homme, au fort accent germanique et à l’anglais rudimentaire bien qu’il fût citoyen des Etats-Unis, s’était fait rosser. Les raclées qu’il avait prises ne se comptaient plus, certaines de taille. Au début, on l’avait frappé parce que quelque chose dans sa physionomie donnait à certains l’irrépressible envie de cogner. On lui avait ensuite tapé dessus, dès 1914, à cause de son accdent.
Le torpillage du paquebot Lusitania par les U-Boot du Kaiser l’avait expédié trois ou quatre fois à l’hôpital, à une époque où, dans New York, on pourchassait à mort des
chiens pour cette seule raison qu’ils s’appelaient bergers allemands. A présent, depuis 1933 surtout, on lui crachait au visage et aussi, naturellement, on le frappait, pour sa ressemblance avec l’autre, qui n’était pas aimé, surtout dans la colonie juive de New York. Un peu troublé lui-même, Adler avait pris Kranefuss à part : « Vous admirez
le chancelier d’Allemagne, Emil? – Nein – Alors pourquoi tenez-vous tant à lui ressembler? – Je ressemble pas lui, c’est lui qui ressemble moi »,, avait répondu Kranefuss, avec l’air convaincu que l’argument était sans réplique. Et, pour preuve de ses dires, il avait retiré de son portefeuille une photo jaunie qui le représentait, lui, Emil Kranefuss, ce jour de 1910 où il avait quitté son village naztal du Schleswig-Holstein pour s’embarquer vers le Nouveau Monde. Déjà, en ce temps-là, il avait sa moustache et sa mèche.
  – Je ressemble pas lui, c’est lui qui ressemble moi. Lui change. Pas moi.
  D’après Kate, qui devait être seule au monde à avoir jamais recueilli des confidences de l’étrange petit bonhomme, ordinairement taciturne, Kranefuss avait émigré et quitté la ferme familiale parce que ses sept frères et ses six soeurs le battaient au moins autant que son père, sa mère et son grand-père, survivant de la guerre de 1870.
  Kranefuss n’entra pas dans la maison. Il quitta seulement son volant, mit pied à terre, ôta sa casquette (boum! la mèche!) et entreprit d’attendre, aussi expressif qu’une porte de cabane à outils.