La poupée de Cosette extrait « Les Misérables »
Cosette by Victor HUGO
Abandonnée par ses parents, Cosette avait été recueillie dans l’auberge des Thénardier. Là, quoiqu’elle n’eût pas encore huit ans, elle était employé aux
plus rudes besognes, et, quoique bien chétive, elle faisait l’office de servante. Les petites Thénardier, Eponine et Azelma, lui parlaient à peine : c’était pour elles comme un chien.
Un jour que les deux sœurs avaient
laissé leur poupée à terre, à quelques pas de la table de cuisine, Cosette l’aperçut et la ramassa avec bonheur. Cette poupée était très fanée et toute cassée; mais elle n’en paraissait pas moins admirable à Cosette, qui de sa vie
n’avait eu une poupée, une véritable poupée, pour me servir d’une expression que tous les enfants comprendront.
Mais sa joie fut de courte durée. Azelma, à qui le manège de Cosette n’avait pas échappé, alla se plaindre
à sa mère. La mère entra dans une violente colère, et reprocha durement à la petite servante d’avoir touché avec ses mains sales, avec ses affreuses mains, à la poupée de ces demoiselles.
Cosette éclata en sanglots. «Te tairas-tu?» lui dit sa maîtresse. Et elle frappa l’enfant, qui jeta les hauts cris.
Un voyageur, qui soupait dans l’auberge, avait vu cette scène : il alla droit à la porte,
l’ouvrit et sortit. Quelques instants après, il reparut : il portait dans ses deux mains une poupée magnifique, une poupée merveilleuse, et il la posa debout devant Cosette, en disant : «Tiens, c’est pour toi.»
Cette poupée, que tous les enfants du village avaient pu contempler depuis le matin dans une boutique établie en plein vent sur la place de l’église, était haute de près de deux pieds, avait une robe de crêpe rose avec
des épis d’or sur la tête, de vrais cheveux et des yeux en émail.
Cosette avait vu venir l’homme à elle avec cette poupée, comme elle eût vu venir le soleil; elle entendit ces paroles inouïes,
c’est pour toi; elle le regarda, elle regarda la poupée; puis elle recula lentement, et s’alla cacher tout au fond sous la table, dans le coin du mur. Elle ne pleurait plus, elle ne criait plus,
elle avait l’air de ne plus oser respirer.
Les Thénardier, Eponine, Azelma étaient autant de statues. Cependant la pauvre servante finit par s’approcher, et murmura timidement, en se tournant vers sa maîtresse :
« Est-ce que je peux, madame? » Puis s’adressant à l’étranger : « Vrai, monsieur? c’est à moi, la dame? »
L’étranger paraissait avoir les yeux pleins de larmes. Il fit un signe de tête. Alors Cosette
saisit la poupée avec emportement. « Je l’appellerai Catherine, » dit-elle. Elle posa Catherine sur une chaise, s’assit à terre devant elle, et demeura immobile, sans dire un mot, dans l’attitude de la contemplation.
Maintenant c’étaient Eponine et Azelma qui regardaient Cosette avec envie.
COMMENTAIRE La poupée de Cosette
Cette histoire, mes enfants,
ressemble un peu à un conte de fées, à l’aventure de Cendrillon et de ses sœurs. Et pourtant, elle n’a rien de féerique, rien de surnaturel. Dans la vie réelle, on verra longtemps encore des maîtres durs et injustes qui
abusent de la faiblesse de leurs serviteurs, on verra des petits garçons et des petites filles sans pitié pour les enfants que le sort a placés au-dessous d’eux; mais heureusement il se rencontrera aussi des êtres
généreux et compatissants que révolte l’injustice et que touche l’infortune. Et toujours les déshérités trouveront en eux un appui et une consolation. Grâce à l’étranger que la Providence a conduit dans l’auberge des Thénardier,
Cosette aura vu luire au moins un jour le bonheur dans sa triste enfance. Ce bonheur, vous le comprenez bien, n’est-ce pas? Un écrivain l’a dit : « Une petite fille sans poupée est à peu près aussi malheureuse et tout à fait
aussi impossible qu’une mère sans enfant. »
source = POUR NOS FILLES
par CH. LEBAIGUE
ANCIEN MEMBRE DU CONSEIL SUPÉRIEUR DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE
AUTEUR DU «LIVRE DE L’ÉCOLE»
LIBRAIRIE CLASSIQUE EUGÈNE BELIN
1914