École buissonnière.
ALPHONSE DAUDET a vécu dans son enfance à Lyon, et la passerelle Saint-Vincent dont il parle dans ce récit existe encore sur la Saône, où la
navigation est toujours intense; mais les bateaux-mouches, ou bateaux de voyageurs, y sont beaucoup plus rares. Il est fort douteux, d’ailleurs, qu’on y puisse encore louer des canots
pour aller faire une promenade jusque dans la campagne et admirer les argyronètes ou araignées d’eau parmi les roseaux de la rive. Aujourd’hui l’on préfère quitter plus rapidement la
ville par le tramway ou l’autobus.
J’AI passé mon enfance dans une grande ville de province coupée en deux par une rivière très encombrée, très remuante, où j’ai pris de bonne heure le goût des
voyages et la passion de la vie sur l’eau. Il y a surtout un coin de quai, près d’une certaine passerelle Saint-Vincent, auquel je ne pense jamais, même aujourd’hui, sans émotion. Je revois
l’écriteau cloué au bout d’une vergue : Cornet, bateaux de louage, le petit escalier qui s’enfonçait dans l’eau, tout glissant et noirci de mouillure, la flotille de petits canots
fraîchement peints de couleurs vives, s’alignant au bas de l’échelle, se balançant doucement bord à bord, come allégés par de jolis noms qu’ils portaient à leur arrière en lettres blanches :
L’Oiseau-Mouche, L’Hirondelle.
Puis, parmi les longs avirons reluisants de céruse qui étaient en train de sécher contre le talus, le père Cornet s’en allant avec son seau à
peintre, ses grands pinceaux, sa figure tannée, crevassée, ridée de mille petites fossettes comme la rivière un soir de vent frais… Oh! ce père Cornet! Ça été le satan de mon enfance, ma
passion douloureuse, mon péché, mon remord. M’en a-t-il fait commettre des crimes avec ses canots! Je manquais l’école, je vendais mes livres. Qu’est-ce que je n’aurais pas vendu pour un
après-midi de canotage!
Tous mes cahiers de classe au fond du bateau, la veste à bas, le chapeau en arrière, et dans les cheveux le bon coup d’éventail de la brise d’eau, je
tirais ferme sur mes rames en fronçant les sourcils pour bien me donner la tournure d’un vieux loup de mer. Tant que j’étais en ville, je tenais le milieu de la rivière, à égale distance
des deux rives, où le vieux loup de mer aurait pu être reconnu. Quel triomphe de me mêler à ce grand mouvement de barques, de radeaux, de trains de bois, de mouches à vapeur qui se
côtoyaient, s’évitaient, séparés seulement par un mince liséré d’écume! Il y avait de lourds bateaux qui tournaient pour prendre le courant, et cela en déplaçait une foule d’autres.
Tout à coup les roues d’un vapeur battaient l’eau près de moi; ou bien une ombre lourde m’arrivait dessus : c’était l’avant d’un bateau de pommes.
« Gare donc, moucheron! » me criait une voix enrouée, et je suais, je me débattais, empêtré dans le va-et-vient de cette vie du fleuve que la vie de la rue traversait
incessamment par tous ces ponts, toutes ces passerelles qui mettaient des reflets d’omnibus sous la coupe des avirons. Et le courant si dur à la pointe des arches, et les remous, les tourbillons,
le fameux trou de la Mort-qui-trompe! Pensez que ce n’était pas une petite affaire de se guider là-dedans avec des bras de douze ans et personne pour tenir la barre…
Enfin à force de fatigues, tout moite et rouge de chaleur, je parvenais à sortir de la ville. Le vacarme des bains froids, des bateaux de blanchisseuses, des pontons d’embarquement
diminuait. Les ponts s’espaçaient sur la rive élargie. Quelques jardins de faubourg, une cheminée d’unsine s’y reflétaient de loin en loin. A l’horizon tremblaient des îles vertes. Alors, n’en
pouvant plus, je venais me ranger contre la rive, au milieu des roseaux tout bourdonnants; et là, abasourdi par le soleil, la fatigue, cette chaleur lourde qui montzait de l’eau étoilée
de larges fleurs jaunes, le vieux loup de mer se mettait à saigner du nez pendant des heures. Jamais mes voyages n’avaient un autre dénouement. Mais que voulez-vous? Je trouvais cela délicieux.
Le terrible, par exemple, c’était le retour, la rentrée. J’avais beau revenir à toutes rames, j’arrivais toujours trop tard, longtemps après la sortie des classes. L’impression du
jour qui tombe, les premiers becs de gaz dans le brouillard, la retraite, tout augmentait mes transes, mon remords. Les gens qui passaient, rentrant chez eux bien tranquilles, me fzaisaient
envie; et je courais, la tête lourde, pleine de soleil et d’eau, avec des ronflements de coquillages au fond des oreilles, et déjà sur la figure le rouge du mensonge que j’allais dire.
Car il en fallait un chaque fois pour faire tête à ce terrible : « D’où viens-tu? » qui m’attendait en travers de la porte. C’est cet interrogatoire de l’arrivée qui
m’épouvantait le plus. Je devais répondre là, sur le palier, au pied levé, avoir toujours une histoire prête, quelque chose à dire, et de si étonnant, de si renversant, que la surprise coupât
court à toutes les questions. Cela me donnait le temps d’entrer, de reprendre haleine; et, pour en arriver là, rien ne me coûtait. J’inventais des sinistres, des révolutions, des choses terribles,
tout un côté de la ville qui brûlait, le pont du chemin de fer s’écroulant dans la rivière. Mais ce que je trouvai encore de plus fort, le voici.
Ce soir-là, j’arrivai très en retard. Ma mère, qui m’attendait depuis une grande heure, guettait, debout, en haut de l’escalier.
« D’où viens-tu? » me cria-t-elle.
Dites-moi ce qu’il peut tenir de diableries dans une tête d’enfant. Je n’avais rien trouvé, rien^préparé.
J’étais venu trop vite… Tout à coup il me passa une idée folle. Je savais la chère femme très pieuse, catholique enragée comme une Romaine, et je lui répondis dans tout l’essoufflement d’une
grande émotion :
« O maman… Si vous saviez!…
– Quoi donc?… Qu’est-ce qu’il y a encore?
– Le pape est mort.
– Le pape est mort!… » fit la pauvre mère, et elle s’appuya toute pâle contre la muraille. Je passai vite dans ma chambre, un peu effrayé de mon succès et de l’énormité du
mensonge; pourtant j’eus le courage de le soutenir jusqu’au bout. Je me souviens d’une soirée funèbre et douce : le père très grave, la mère atterrée. On causait bas autour de la table.
Moi, je baissais les yeux; mais mon escapade s’était si bien perdue dans la désolation générale que personne n’y pensait plus…
Tout le temps je me disais :
« Demain matin, en apprenant que le pape n’est pas mort, ils seront si contents que personne n’aura le courage de me gronder. »:
Tout en pernsant à cela, mes yeux se fermaient malgré moi, et j’avais des visions de petits bateaux peints en bleu, avec des coins de Saône alourdis par la chaleur, et de grandes
pattes d’argyronètes courant dans tous les sens et rayant l’eau vitreuse, comme des pointes de diamant.
ALPHONSE DAUDET (Nimes 13 mai 1840- Paris 16 décembre 1897) (Contes du Lundi. Fasquelle, édit.)
Source = AUTEURS FRANÇAIS CLASSES DE SIXIÈME MASSON et Cie ÉDITEURS
J. MARTIN Professeur agrégé au Lycée Voltaire
120, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS