– La Chèvre de Monsieur SEGUIN.
A. M. Pierre Gringoire, poète lyrique à Paris
Ce conte, écrit par Alphonse DAUDET (1840-1897), est une longue fable en prose, avec sa morale. Mais c’est également un récit délicieux, aux détails pittoresques, descriptifs ou poétiques, au style vif, gai, piquant, souvent rythmé et harmonieux.
I. – Blanquette.
Tu seras bien toujours le même, mon pauvre Gringoire! (1) Tu prétends rester libre à ta guise jusqu’au bout… Eh bien, écoute un peu l’histoire de la chèvre de M. Seguin. Tu verras ce que l’on gagne à vouloir vivre libre.
M. Seguin n’avait jamais eu de bonheur avec ses chèvres.
Il les perdait toutes de la même façon : un beau matin, elles cassaient leur corde, s’en allaient dans la montagne, et là-haut le loup les mangeait. Ni les caresses de leur maître, ni la peur du loup, rien ne les retenait. C’était, parait-il, des chèvres indépendantes, voulant à tout prix le grand air et la liberté.
Le brave M.Seguin, qui ne comprenait rien au caractère de ses bêtes, était consterné. Il disait :
– C’est fini; les chèvres s’ennuient chez moi, je n’en garderai pas une.
Cependant il ne se découragea pas, et après avoir perdu six chèvres de la même manière, il en acheta une septième; seulement, cette fois, il eut soin de la prendre toute jeune, pour qu’elle s’habituât mieux à demeurer chez lui.
– Ah! Gringoire, qu’elle était jolie la petite chèvre de M. Seguin! Qu’elle était jolie avec ses yeux si doux, sa barbiche de sous-officier, ses sabots noirs et luisants, ses cornes zébrées et ses longs poils blancs qui lui faisaient une houppelande; et puis docile, carressante, se laissant traire sans bouger, sans mettre son pied dans l’écuelle. Un amour de petite chèvre…
M. Seguin avait derrière sa maison un clos entouré d’aubépines. C’est là qu’il mit sa nouvelle pensionnaire. Il l’attacha à un pieu, au plus bel endroit du pré, en ayant soin de lui laisser beaucoup de corde, et, de temps en temps, il venait voir si elle était bien. La chèvre se trouvait très heureuse et broutait l’herbe de si bon cœur que M. Seguin était ravi : « Enfin, pensait le pauvre homme, en voilà une qui ne s’ennuiera pas chez moi! »
M. Seguin se trompait; sa chèvre s’ennuya.
Un jour, elle se dit en regardant la montagne :
– Comme on doit être bien là-haut! quel plaisir de gambarder dans la bruyère, sans cette maudite longe qui vous écorche le cou!… C’est bon pour l’âne ou pour le bœuf de brouter dans un clos!… Les chèvres, il leur faut du large. (2)
A partir de ce moment, l’herbe du clos lui parut fade. L’ennui lui vint. Elle maigrit, son lait se fit rare. C’était pitié de la voir tirer tout le jour sur sa longe, la tête tournée du côté de la montagne, la narine ouverte, en faisant Mè…! tristement.
M. Seguin s’apercevait bien que sa chèvre avait quelque chose, mais il ne savait pas ce que c’était…
Un matin, comme il achevait de la traire, la chèvre se retourna et lui dit dans son patois. (3)
– Écoutez, Monsieur, je me languis (4) chez vous, laissez-moi aller dans la montagne.
– Ah! mon Dieu!… Elle aussi! cria M. Seguin stupéfait, et du coup il laissa tomber son écuelle; puis, s’asseyant dans l’herbe à côté de sa chèvre :
– Comment, Blanquette, tu veux me quitter?
Et Blanquette répondit :
– Oui, Monsieur Seguin.
NOTES. – 1. Gringoire Poète du moyen âge, qui vécut de 1475 à 1539 environ, ici personnage imaginaire.
– 2. large De l’espace libre.
– 3. dans son patois Dans son langage.
– 4. je me languis Je m’ennuie. Expression du Midi.
II. – Le départ de Blanquette.
– Est-ce que l’herbe te manque ici?
– Oh! non! Monsieur Seguin.
– Tu es peut-être attachée de trop court; veux-tu que j’allonge la corde?
– Ce n’est pas la peine, Monsieur Seguin.
– Alors, qu’est-ce qu’il te faut? qu’est-ce que tu veux?
– Je veux aller dans la montagne, Monsieur Seguin.
– Mais, malheureuse, tu ne sais pas qu’il y a le loup dans la montagne… Que feras-tu quand il viendra?…
– Je lui donnerai des coups de corne, Monsieur Seguin.
– Le loup se moque bien de tes cornes. Il m’a mangé des biques
autrement encornées (1) que toi… Tu sais bien, la pauvre vieille Renaude qui était ici l’an dernier? une maîtresse chèvre, forte et méchante comme un bouc. Elle s’est battue avec le loup toute la nuit… puis, le matin, le loup l’a mangée.
– Pécaïre! (2) Pauvre Renaude!… Ça ne fait rien , Monsieur Seguin, laissez-moi aller dans la montagne.
– Bonté divine!… dit M. Seguin; mais qu’est-ce qu’on leur fait donc à mes chèvres? Encore une que le loup va manger… Eh bien, non… je te sauverai malgré toi, coquine! et de peur que tu ne rompes ta corde, je vais t’enfermer dans l’étable et tu y resters toujours.
Là-dessus, M. Seguin emporta la chèvre dans une étable toute noire, dont il ferma la porte à double tour. Malheureusement, il avait oublié la fenêtre, et à peine eut-il le dos tourné, que la petite s’en alla…
Quand la chèvre blanche arriva dans la montagne, ce fut un ravissement général. Jamais les vieux sapins n’avaient rien vu d’aussi joli. On la reçut comme une petite reine. Les châtaigniers se baissaient jusqu’à terre pour la caresser du bout de leurs branches. Les genêts d’or s’ouvraient sur son passage et sentaient bon tant qu’ils pouvaient. Toute la montagne lui fit fête.
Tu penses, Gringoire, si notre chèvre était heureuse. Plus de corde, plus de pieu… rien qui l’empêchât de gambader, de brouter à sa guise. C’est là qu’il y en avait de l’herbe! Jusque par-dessus les cornes. Et quelle herbe! savoureuse, fine, dentelée, faite de mille plantes… C’était bien autre chose que le gazon du clos. Et les fleurs donc!… De grandes campanules bleues, des digitales de pourpre à longs calices, toute une forêt de fleurs sauvages débordant de sucs capiteux!
La chèvre blanche, à moitié soûle, se vautrait là-dedans les jambes en l’air et roulait le long des talus, pêle-mêle avec les feuilles tombées et les châtaignes… Puis, tout à coup, elle se redressait d’un bond sur ses pattes. Hop! la voilà partie, la tête en avant, tantôt sur un pic, tantôt au fond d’un ravin, là-haut, en bas, partout. On aurait dit qu’il y avait dix chèvres de M. Seguin dans la montagne.
C’est qu’elle n’avait peur de rien, la Blanquette. Elle franchissait d’un saut de grands torrents qui l’éclaboussaient au passage de poussière humide et d’écume. Alors, toute ruisselante, elle allait s’étendre sur quelque roche plate et se faisait sécher par le soleil… Une fois, s’avançant au bord d’un plateau, une fleur de cytise aux dents, elle aperçut en bas, tout en bas de la plaine, la maison de M. Seguin, avec le clos derrière. Cela la fit rire aux larmes.
– Que c’est petit! dit-elle; comment ai-je pu tenir là-dedans?
Pauvrette! de se voir si haut perchée, elle se croyait au moins aussi grande que le monde…
NOTES. – 1. autrement encornées Ayant des cornes autrement solides.
– 2. Pécaïre! Interjection provençale de surprise, de pitié.
III. – Le Loup.
– Tout à coup le vent fraîchit. La montagne devint violette; c’était le soir. Déjà! dit la petite chèvre; et elle s’arrêta fort étonnée. En bas, les champs étaient noyés de brume. Le clos de M. Seguin disparaissait dans le brouillard, et de la maisonnette on ne voyait plus que le toit avec un peu de fumée; elle écouta les clochettes d’un troupeau qu’on ramenait et se sentit l’âme toute triste. Un gerfaut (1) qui rentrait la frôla de ses ailes en passant. Elle tressaillit… Puis ce fut un long hurlement dans la montagne : « Hou! hou! » Elle pensa au loup; de tout le jour, la folle n’y avait pas pensé. Au même moment une trompe sonna bien loin de la vallée. C’était ce bon M. Seguin qui tentait un dernier effort.
– Hou! hou!… faisait le loup.
– Reviens! reviens! criait la trompe.
Blanquette eut envie de rentrer; mais en se rappelant le pieu, la corde, la haie du clos, elle pensa que maintenant elle ne pourrait plus se faire à cette vie, et qu’il valait mieux rester… La trompe ne sonnait plus… La chèvre entendit derrière elle un bruit de feuilles. Elle se retourna et vit dans l’ombre deux oreilles courtes, toutes droites, avec deux yeux qui reluisaient… C’était le loup.
Énorme, immobile, assis sur son train de derrière, il était là, regardant la petite chèvre blanche et la dégustant par avance. Comme il savait bien qu’il la mangerait, le loup ne se pressait pas; seulement, quand elle se retourna, il se mit à rire méchamment :
– Ha! ha! la petite chèvre de M. Seguin! et il passa sa grosse langue rouge sur ses babines d’amadou. (2)
Blanquette se sentit perdue… Un moment, en se rappelant l’histoire de la vieille Renaude, qui s’était battue toute la nuit pour être mangée le matin, elle se dit qu’il vaudrait peut-être mieux se laisser manger tout de suite; puis s’étant ravisée, elle tomba en garde, la tête basse et la corne en avant, comme une brave chèvre de M. Seguin qu’elle était… Non pas qu’elle eût l’espoir de tuer le loup, – les chèvres ne tuent pas le loup – mais seulement pour voir si elle pourrait tenir (3) aussi longtemps que la Renaude.
Alors le monstre s’avança, et les petites cornes entrèrent en danse. (4) Ah! la brave chevrette! comme elle y allait de bon cœur! Plus de dix fois, je ne mens pas, elle força le loup à reculer pour reprendre haleine. Pendant ces trêves d’une minute, la gourmande cueillait en hâte encore un brin de sa chère herbe, puis elle retournait au combat, la bouche pleine… Cela dura toute la nuit. De temps en temps, la chèvre de M. Seguin regardait les étoiles danser dans le ciel clair, et elle se disait : « Oh! pourvu que je tienne (3) jusqu’à l’aube! » L’une après l’autre les étoiles s’éteignirent. Blanquette redoubla de coups de corne, le loup de coups de dents… Une lueur pâle parut dans l’horizon. Le chant d’un coq enroué monta d’une métairie. « Enfin! » dit la pauvre bête, qui n’attendait plus que le jour pour mourir; et elle s’allongea par terre dans sa belle fourrure blanche toute tachée de sang…
Alors le loup se jeta sur la petite chèvre et la mangea.
NOTES. – 1. Un gerfaut Oiseau de proie du genre des faucons.
– 2. amadou Couleur brun rouge d’amadou.
– 3. tenir, que je tienne Résister.
– 4. en danse Commencèrent à agir. Familier.
Questions. – 1. Qu’est-ce Daudet veut prouver?
– 2. Croyez-vous que Daudet approuve la chèvre? Quelles sont vos raisons?
– 3. Grouper tous les détails pittoresques.
– 4. Noter les passages qui vous paraissent les plus beaux.
(Edition E. Fasquelle.)
ALPHONSE DAUDET (Lettres de mon moulin.)
source = NOUVELLES LECTURES
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COURS MOYEN
DEUXIÈME ANNÉE
LIBRAIRIE GEDALGE