AUTOUR DU SECRET DE MAITRE CORNILLE
Le Secret de maître Cornille est, comme dit Alphonse Daudet lui-même, « un petit drame »; c’est un drame du progrès qui, en développant le
machinisme, fait disparaître beaucoup de vieilles choses pleines de charme et de poésie.
Nous avons groupé autour d’un extrait de cette Lettre de mon moulin quelques
textes qui opposent au travail des champs, où les mêmes gestes traditionnels se répètent paisiblement d’âge en âge, l’activité trépidante et fièvreuse de l’industrie moderne, où la machine
remplace de plus en plus le bras de l’homme.
Notre pays, mon bon monsieur, n’a pas toujours été un endroit mort et sans refrains comme il est aujourd’hui. Auparavant, il s’y faisait un
grand commerce de meunerie, et, dix lieues à la ronde, les gens des mas nous apportaient leur blé à moudre… Tout autour du village les collines étaient couvertes de moulins à vent.
De droite et de gauche, on ne voyait que des ailes qui viraient au mistral par-dessus les pins, des ribambelles de petits ânes chargés de sacs, montant et dévalant le long des chemins; et
toute la semaine c’était plaisir d’entendre sur la hauteur le bruit des fouets, le craquement de la toile et le Dia hue! des aides-meuniers… Le dimanche nous allions aux moulins, par
bandes. Là-haut, les meuniers payaient le muscat. Les meunières étaient belles comme des reines, avec leurs fichus de dentelles et leurs croix d’or. Moi, j’apportais mon fifre, et jusqu’à
la noire nuit on dansait des farandoles. Ces moulins-là, voyez-vous, faisaient la joie et la richesse de notre pays.
Malheureusement des Français de Paris eurent l’idée d’établir
une minoterie à vapeur, sur la route de Tarascon. Tout beau, tout nouveau! Les gens prirent l’habitude d’envoyer leurs blés aux minotiers, et les pauvres moulins à vent restèrent sans ouvrage.
Pendant quelque temps ils essayèrent de lutter, mais la vapeur fut la plus forte, et l’un après l’autre, pécaire! ils furent tous obligés de fermer… On ne vit plus venir les petits
ânes… Les belles meunières vendirent leurs croix d’or… Plus de muscat! plus de farandole!… Le mistral avait beau souffler, les ailes restaient immobiles… Puis, un beau jour, la commune
fit jeter toutes ces masures à bas, et l’on sema à leur place de la vigne et des oliviers.
Pourtant, au milieu de la débâcle, un moulin avait tenu bon et continuait de virer
courageusement sur sa butte, à la barbe des minotiers. C’était le moulin de maître Cornille, celui-là même où nous sommes en train de faire la veillée en ce moment.
Maître Cornille
était un vieux meunier, vivant depuis soixante ans dans la farine et enragé pour son état. L’installation des minoteries l’avait rendu comme fou. Pendant huit jours, on le vit courir par le
village, ameutant le monde autour de lui et criant de toutes ses forces qu’on voulait empoisonner la Provence avec la farine des minotiers. « N’allez pas là-bas, disait-il; ces brigands-là,
pour faire le pain, se servent de la vapeur qui est une invention du diable, tandis que moi je travaille avec le mistral et la tramontane, qui sont la respiration du bon Dieu… » Et il
trouvait comme cela une foule de belles paroles à la louange des moulins à vent, mais personne ne les écoutait.
Alors, de male rage, le vieux s’enferma dans son moulin et vécut tout
seul comme une bête farouche. Il ne voulut pas même garder près de lui sa petite-fille Vivette, une enfant de quinze ans, qui, depuis la mort de ses parents, n’avait plus que son grand
au monde. La pauvre petite fut obligée de gagner sa vie et de se louer un peu partout dans les mas, pour la moisson, les magnans ou les olivades. Et pourtant son grand-père avait l’air de
bien l’aimer, cette enfant-là. Il lui arrivait souvent de faire ses quatre lieues à pied par le grand soleil pour aller la voir au mas où elle travaillait, et quand il était près d’elle,
il passait des heures entières à la regarder en pleurant…
ALPHONSE DAUDET (Nimes 13 mai 1840- Paris 16 décembre 1897) – Lettres de mon Moulin (E. Fasquelle. Édit.)
I. Étude littéraire. –
– 1. Relevez dans les lignes 3 à 18 les détails qui prouvent : a) que le commerce de la meunerie dans était actif dans le pays; b) que les meuniers étaient riches; c) que
les habitants de la contrée étaient joyeux. – 2. Pour quelle raison, d’après maître Cornille, les gens ont-ils commencé à porter leur blé à la minoterie? Est-ce à votre avis la seule
raison? – 3. Relevez dans les lignes 25 à 31 les traits qui s’opposent exactement à ceux du premier paragraphe. Quel effet produit ce parallélisme? – 4. Qu’est-ce qui explique l’obsles sentimentstination
du vieux Cornille? Lorsqu’il décrie les minoteries à vapeur? est-ce l’intérêt qui le fait agir? Relevez dans ses propos (I. 43 à 46) les expressions traduisant les sentiments qui l’animent. –
5. Qu’est-ce qui prouve que Cornille aime sa petite-fille Vivette? Dès lors en quoi sa conduite envers elle peut-elle paraître étrange?
II. Vocabulaire et grammaire. –
– 1. Remplacez à la ronde (I. 4) par des expressions synonymes. – 2. Quel est le sens de la préposition à dans l’expression : viraient au mistral (I. 7). – 3.
Comment est formé le verbe dévaler (I. 9); citez des mots de la même famille. – 4. Relevez da ns les 17 premières lignes les expressions appartenant au langage familier et qui donnent à
ce récit l’allure et le ton d’un conte oral.
III. Composition française
– A) EXERCICES INDIVIDUELS. – 1. Décrivez une scène de moisson ou de vendange en notant les détails qui montrent la gaieté et l’entrain des travailleurs. – 2. Décrivez un
moulin à vent, ou un moulin à eau, ou une minoterie à vapeur, ou toute autre usine de votre connaissance.
B) EXERCICE COLLECTIF. – 1. Imaginez une^petite industrie ruinée, comme la meunerie à vent, par le progrès du machinisme. Décrivez, en vous inspirant de la lettre d’Alphonse
Daudet, le désespoir du petit artisan et ses effets pour retenir sa clientèle.
source
LIBRAIRIE HACHETTE
LES TEXTES FRANÇAIS
ENSEIGNEMENT PRIMAIRE SUPÉRIEUR PRÉPARATION AUX BREVETS 1ère année
J.-R. CHEVALIER Professeur agrégé au Lycée Henri IV P. AUDIAT Agrégé Docteur ès lettres E. AUMEUNIER Professeur de l’École Primaire Supérieure