………. Un apprenti chauffeur à bord d’un paquebot ……….
A. DAUDET, nous montre dans un de ses nouveaux romans un adolescent, Jack, qui doit travailler pour gagner sa vie. Il vient d’être engagé comme chauffeur à bord d’un
paquebot, le Cydnus, de la Compagnie transatlantique qui est sur le point d’appaeiller, à Saint-Nazaire. A l’époque où se situe le roman (fin du XIXè siècle), les marins distinguaient
parmi eux, ceux qui étaient originaires du nord : les Mocos, et ceux qui venaient du midi : les Ponantais. Le chef mécanicien, Blanchet, a été surnommé le « Moco » pae ses
hommes. La scène se passe à la fois dans la chambre de chauffe et sur le pont du navire, deux aspects bien différents de la vie d’un paquebot.
JACK fut tout de suite mis aux escarbilles. Tous les détritus de charbon dont les cendriers se trouvent obstrués, encrasés, sont jetés dans des paniers que l’on monte sur le pont
pour les vider dans la mer. Dur métier. Les paniers sont lourds, les échelles raides, suffocante la transition de l’air puprésenta. r à l’étouffement du gouffre. Au troisième voyage, Jack sentait
ses jambes fondre sous lui. Incapable même de soulever son panier, il restait là anéanti, moite d’une sueur qui lui enlevait tout ressort, quand un des chauffeurs, le voyant en cet
état, alla prendre dans un coin un large flasque d’eau-de-vie et le lui présenta.
« Non, merci, je n’en bois pas, dit Jack.»
L’autre se mit à rire.
– Jamais!… fit Jack. » Et se raidissant par un sursaut de sa
volonté bien plus que par l’effort de tous ses muscles, il chargea la lourde corbeille sur son dos et la monta courageusement.
Le pont présentait un coup d’oeil animé et
pittoresque. Le petit paquebot amenant les voyageurs venait d’arriver et de se ranger à côté du grand steamer. De là montait une foule de passagers, pressés, ahuris, qui offraient une
diversité étonnante de costumes et de lzangages, tous les pays de la terre se donnant rendez-vous sur ce milieu mixte, international, qu’on appelle un pont de navire. Tout le monde
courait, s’installait. Des gens étaient gais, d’autres pleuraient d’un adieu précipité, mais tous avaient au front un souci ou un espoir… Les deuils côtaient l’aventure sur le pont
des paquebots et mêlent leur mélancolie à la fièvre du voyage.
Elle était partout, cette fièvre singulière, dans la marée qui montait à grand bruit, dans les révoltes du
vaisseau tirant sur son ancre, dans l’agitation des petites barques qui l’entouraient. Elle animait là-bas, sur la jetée, une foule émue et curieuse, venue pour saluer les voyageurs,
suivre de loin quelque silhouette aimée, et formant sur l’étroit espace comme une barre sombre qui coupait l’horizon bleu. Elle doublait, cette fièvre, l’élan des bateaux de pêche
gagnant le large à pleines voiles pour toute une nuit de hasard et de combat; et les grands steamers qui rentraient la sentaient battre, dans leurs toiles lasses, comme un regret des
beaux pays parcourus.
Pendant que l’embarquement finissait, que la cloche sonnant à l’avant du navire hâtait les dernières brouettes, Jack, son panier d’escarbilles vidé,
était resté appuyé au bastingage à regarder les passagers, ceux des cabines confortablement mis et équipés, et ceux du pont déjà assis sur leur mince bagage… Où allaient-ils?… Quelle
chimère les emportait? Quelle réalité cruelle et froide les attendait à l’arrivée?…
Un juron marseillais, accompagné d’un fort coup de poing entre les deux épaules,
interrompit sa rêverie :
« Chien failli de chauffeur de Ponantais du diable, veux-tu bien descendre à ton poste!… »
C’était le Moco qui faisait sa
ronde. Jack descendit sans rien dire, honteux de cette humiliation devant tous.
Comme il mettait le pied sur l’échelle menant à la chambre de chauffe, une longue secousse
ébranla le navire, la vapeur qui grondait depuis le matin régularisa son bruit, l’hélice se mit en branle. On partait.
En bas c’était l’enfer.
Chargés jusqu’à
la gueule, dégageant avec des lueurs d’incarnat une chaleur visible, les fours dévoraient des pelletées de charbon sans cesse renouvelées par les chauffeurs dont les têtes grimaçaient,
tuméfiées, apoplectiques, sous l’action de ces feux ardents. Le grondement de l’Océan semblait le rugissement de la flamme; le bruit du flot confondu avec un pétillement d’étincelles
donnait l’impression d’un incendie inextinguible, renaissant de tous les efforts qu’on faisait pour l’éteindre.
« Mets-toi là… dit le chef de chauffe. »
Jack vint se mettre devant une de ces gueules enflammées qui tournaient tout autour de lui, élargies et multipliées par le premier étourdissement du tangage. Il fallait
activer ce foyer d’embrassement, l’agacer du ringard, le nourrir, le décharger sans cesse. Ce qui lui rendait la besogne plus terrible, c’est que, n’ayant pas l’habitude de la mer, les
trépidations violentes de l’hélice, les surprises du roulis le faisaient chanceler, le jetaient à tout moment vers la flamme. Il était obligé de s’accrocher pour ne pas tomber et d’abandonner
tout de suite les objets incandescents auxquels il essayait de se retenir.
Il travaillait pourtant avec tout son courage; mais au bout d’une heure de ce supplice ardent, il
se sentit aveugle, sourd, sans haleine, étouffé par le sang qui montait, les yeux troubles sous les cils brûlés. Il fit ce qu’il voyait faire aux autres, et, tout ruisselant, s’élança sous la
« manche à air », long conduit de toile où l’air extérieur tombe, se précipite du haut du pont par torrent… Ah! que c’était bon… Presque aussitôt une chape de glace s’abattit sur
ses épaules. Ce courant d’air meurtrier avait arrêté son souffle et sa vie.
« La gourde! cria-t-il d’une voix rauque au chauffeur qui lui avait offert à boire.
– Voilà, camarade. Je savais bien que tu y viendrais. »
Il avala une énorme lampée…
Alphonse DAUDET. (Nimes 13 mai 1840- Paris 16 décembre 1897) Jack. (Fasquelle, édit.)
Source = AUTEURS FRANÇAIS CLASSES DE SIXIÈME MASSON et Cie ÉDITEURS
J. MARTIN Professeur agrégé au Lycée Voltaire
120, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS