L’étudiant étranger, by Philippe LABRO Gallimard nrf 1986 roman

FICHE TECHNIQUE DU LIVRE

Edition :   GALLIMARD     nrf

roman

Dépôt légal : décembre 1986.
1er dépôt légal : juillet 1986.
Numéro d’imprimeur : 6035.

Imprimé en France

Composé et achevé d’ imprimer
par la Socièté Nouvelle Firmin-Didot
à Mesnil-sur-l’Estrée, le 23 décembre 1986.

&copy Éditions Gallimard, 1986.

Reliure :   Broché sur carton souple.

CITATION

  « Le passé est une terre étrangère :
on y fait les choses autrement
qu’ici. »
L. P.   HARTLEY

EXTRAIT   L’étudiant étranger, by Philippe LABRO   page 187

  Le directeur adjoint de la banque du Rock Bridge County était un homme chauve aux jambes et au torse interminables, et dont la voix fluette ne cadrait pas avec son allure d’ancien pivot d’un « cinq » de basket-ball. Son visage était la neutralité même. Rien ne bougeait sur sa peau rose comme une escalope de veau.
  – Je comprends bien, fit-il après avoir entendu mon exposé, le plan de remboursement que vous m’assurez pouvoir respecter. Mais je ne saisis pas l’objectif de votre demande.
  Il avait parcouru le relevé de mon compte, enregistrant d’un couinement approbateur l’arrivée systématique depuis plusieurs semaines, dans la colonne des recettes, des sommes gagnées grâce à mes cours de français et mes heures de travail de nuit dans les locaux de la Gazette régionale. La colonne du débit était maigre. J’avais coupé de façon radicale sur toutes dépenses inutiles. Je n’étais pas riche, mais la situation était saine.
  – A ce rythme-là, avait commenté le directeur adjoint, vous allez effectivement disposer d’une petite somme, suffisante pour justifier un prêt. Et, en toute logique, nous devrions vous l’accorder.
  Il avait continué, de la même voix haut perchée.
  – Nous faisons souvent crédit aux étudiants pour leur permettre d’arrondir leurs fins dev mois, en attendant l’approvisionnement de leurs comptes, par leurs familles. Ca s’arrête là. Vous êtes un cas différent, puisque vous venez de l’étranger et que personne ne vous a approvisionné – en tout cas pas régulièrement. Il est vrai que vous gagnez des dollars, vous êtes solvable.
  Il s’anima pour formuler sa question :
  – Mais pourquoi? Que voulez-vous faire de cette somme? Une banque, cher monsieur, a besoin de savoir où elle va.
  – C’est simple, dis-je. Je veux acheter une voiture d’occasion.
  – Ah, fit-il.
  Et il répéta, satisfait d’avoir obtenu ma réponse :
  – Ah.
  Dans ses deux gros yeux ronds qu’il roulait vers les miens, brillait enfin une lueur. C’est qu’il avait trouvé quelle serait la prochaine question :
  – Et avec cette voiture, dit-il, que comptez-vous faire?
  Mon ami Bob Maxwell, l’étudiant qui m’avait invité quelques mois auparavant à passer Noël chez sa mère à Dallas, m’avait dit, lorsque je lui avais fait part de mes intentions :
  – Apprends une chose : quand tu vas voir le banquier, tu n’es pas obligé de lui dire la vérité. Mais il faut toujours lui laisser croire qu’il est beaucoup plus intelligent que toi.
  Et Bob avait expliqué :
  – On le connaît tous à l’université, c’est un gros tas de viande qui s’ennuie, il adore bavarder avec les étudiants.
  Je répondis donc au directeur adjoint :
  – Avec la voiture, je pourrai me déplacer plus rapidement d’un de mes jobs à un autre et j’économiserai du temps et de la fatigue.
  – Oui? dit-il, pour m’encourager à continuer.
  – Et je pourrai même, dis-je, peut-être, à ce moment-là, me trouver un troisième emploi.
  – Pour quoi faire? demanda-t-il sans attendre.
  – Euh… pour gagner plus d’argent et vous rembourser plus vite, dis-je à court d’arguments.
  – Ah, fit à nouveau le directeur adjoint.
  Et il m’examina encore, tout en digérant ce que je venais de lui dire.
  – Voyons les choses dans l’ordre, fit-il avec cette voix de serin à laquelle je ne pouvais m’habituer. Voyons : vous gagnez de l’argent pour avoir assez de crédit pour acheter une voiture, laquelle voiture vous permettra de gagner plus d’argent, ce qui vous permettra de rembourser plus vite votre crédit. C’est cela?
  J’approuvai de la tête, incapable de déterminer si Bob Maxwell s’était trompé et si le « gros tas de viande » n’était pas un redoutable coupeur de cheveux en quatre ou si, au contraire, je me trouvais en face de l’homme le plus obtus qu’il m’ait été donné de rencontrer depuis longtemps. Mais peut-être n’était-il rien de tout cela. Peut-être, simplement, le directeur adjoint de la petite succursale de la banque de Virginie aimait-il conduire ses affaires à ce train-là. Et peut-être aussi s’ennuyait-il à mourir derrière son bureau avec les photos de ses années de basketteur clouées au mur de couleur beige.
  n- Cela ne me dit pas, reprit le directeur adjoint, pourquoi, à l’origine, vous avez voulu acquérir une voiture?
  Il se recula sur son siège, le rose escalope de sa peau virant vers le rouge au fur et à mesure qu’il retournait la question et qu’il en appréciait le bien-fondé.
  – Eh bien, dis-je sans hésiter, mais parce qu’on ne peut pas faire autrement.
  Il fronça les sourcils.
  – On ne peut pas faire autrement que quoi?
  – On ne peut pas, en Amérique, dis-je, faire autrement qu’avoir une voiture.
  J’étais un peu irrité qu’il faille énoncer une telle évidence. Mais il partit d’un rire aussi aigu que sa voix, un rire saccadé et content.
  J’aime beaucoup votre façon de raisonner, dit-il. C’est très bien vu. Et c’est très vrai. Il y a combien de temps que vous vivez dans notre pays?