Un été dans l’ouest, by Philippe LABRO Gallimard nrf 1988

FICHE TECHNIQUE DU LIVRE

Edition :   GALLIMARD     nrf

roman

Dépôt légal : septembre 1988
1er dépôt légal : juillet 1988
Numéro d’imprimeur : 10322

Imprimé en France

Composé et achevé d’ imprimer
par la Socièté Nouvelle Firmin-Didot
à Mesnil-sur-l’Estrée, le 7 septembre 1988

© Éditions Gallimard, 1988.

Reliure :   Broché sur carton souple

CITATION

  « … l’intelligence n’est pas l’instrument le plus subtil, le plus puissant, le plus approprié pour saisir le Vrai…

  … c’est la vie qui peu à peu, cas par cas, nous
permet de remarquer que ce qui est le plus important pour notre cœur, ou pour notre esprit, ne nous est pas appris par le raisonnement mais par des puissances autres. »

MARCEL PROUST.

EXTRAIT   Un été dans l’Ouest, by Philippe LABRO   page 111

  Mais Doc Larsen s’éloigna brusquement de moi. Il me tourna le dos et marcha jusqu’à l’entrée de la tente, ouvrant le battant de la toile vers l’extérieur. J’entendis le flot continu du torrent. La tente de Doc, comme toutes celles des officiels du camp, était située sur un talus abrité du vent, entouré de quelques mélèzes, juste au-dessus de la rivière dont le chant léger et perpétuel venait résonner à mes oreilles. Dans un changement de ton inattendu, Doc Larsen murmura :
  – Elle est belle. Elle est belle, la rivière. Tu sais qu’un peu plus bas, en aval, on trouve des truites?
  Il n’attendit pas ma réponse. Il s’était retourné et me regardait, le visage recouvert par une sorte de faiblesse, de gêne.
  – Un peu plus bas, en aval, elle est plus calme et plus plate. Il y a de l’ombre et de la sauge et j’ai idée, en effet, qu’on doit y trouver des truites.
  Il avait toujours l’air aussi embarrasé.
  – Sais-tu comment on l’appelle? continua-t-il de la même voix adoucie. Disappointment River. C’est sans doute les Indiens ou les trappeurs qui l’ont baptisée ainsi.
  La rivière de la déception… C’était un joli nom, trouvé peut-être aussi par les chercheurs d’or qui l’avaient fouillée en vain, et avaient perdu toute illusion après des mois et des mois à la poursuite de la pépite et de la fortune. La chanson de l’eau sur les roches et sur les galets poreux était devenue celle des jours de famine, du tamis vide, des retours, têtes basses, vers les vallées où les attendait, sans commisération, le banquier qui leur avait fait crédit et à qui ils n’apportaient que des sacs vides et des rochers dépourvus de tout or. Le Torrent du Désappointement : cela convenait aux sentiments qui surgissaient au milieu de ma fièvre… Je pensais à Amy Clarke et à ses mots chargés de prémonition : « Tu l’auras voulu. » Si je me refusais encore à lui adresser silencieusement quelque reproche, notre moment d’amour inaccompli dans le champ de colza de l’Indiana avait pris une autre teinte dans ma mémoire. Je ne savais plus, désormais, si les mots qu’elle avait prononcés avaient voulu m’avertir qu’elle n’aimait pas le plaisir et que, par conséquent, je n’en trouverais guère moi-même – ou bien si elle avait tenté de me faire comprendre que, avec une fille comme elle, rencontrée dans un autocar Greyhound, un garçon comme moi prenait un gros risque. Je comprenais mieux la réserve qu’elle avait exprimée. Les phrases vaguement moralisatrices de ce petit salaud de Doc Larsen ne m’avaient pas convaincu de la duplicité de ce qu’il appelait « les dames ». D’une certaine façon, le « cadeau » laissé par Amy rendait la jeune femme encore plus pathétique à mes yeux. J’aurais souhaité pouvoir lui écrire pour l’exhorter à se soigner et se débarrasser du mal qu’elle portait. Mais à quelle adresse? A quelle poste restante sur la route, la vaste route peuplée d’inconnus à qui elle avait plusieurs fois offert sans leur mentir plus qu’à moi, son petit corps meurtri de gazelle?
  – Tu peux t’en aller maintenant, me dit Doc en se rapprochant de moi.
  Je ne reconnaissais plus la froideur de son masque. Dans le soir qui tombait, il paraissait diminué et hésitant. Etait-ce la vision de la rivière qui avait ainsi atténué son apparente brutalité? Je me levai et nous prîmes rendez-vous pour le lendemain à la même heure pour une deuxième piqûre. Il me regarda, l’oeil dépourvu de la méchanceté qui avait semblé l’animer quelques instants plus tôt et voulut esquisser un sourire en me raccompagnant vers l’entrée de la tente.
  – Repose-toi bien, dit-il, et dors. Bois beaucoup d’eau, des litres d’eau. Finalement, tu es plus coriace que je ne le croyais.
  – D’accord, dis-je.
  Je ne parvenais pas à lui dire merci. Il ajouta, au moment où j’allais sortir :
  – Si c’est une fille de la région qui t’a filé ça, tu as intérêt à prévenir les autres. Pas la peine que tout le camp tombe malade, après tout.
  – Aucune chance, dis-je. ça s’est passé ailleurs.
  – Ah bon, fit-il, presque déçu. De quoi j’ me mêle au fond, tout ça te regarde. ça n’est pas mon affaire.
  Et comme j’allais le quitter, Doc Larsen me dit, tout à trac, en baissant les yeux sur ses bottes de ranger brillantes et lustrées :
  – Si je peux encore te donner un conseil, laisse-toi donc pousser la barbe. Tu auras l’air moins juvénile – et moins désirable.
  Puis il me tourna le dos pour rentrer dans sa tente ornée de son pauvre petit vase de fleurs et je regagnai la mienne. Quelques jours plus tard, je recevais une lettre d’Elizabeth.